vendredi 22 janvier 2010

2 films courts d'Éric Rohmer


Fermière à Montfaucon, 1967, 13 min
Nadja à Paris,
1964, 13 min


Que l'homme Éric Rohmer ait délaissé le monde des vivants, n'ajoute, ni n'enlève, rien aux œuvres qu'il a laissées.
Puisqu'elles existent, regardons-les.


Nadja à Paris


Rohmer a tourné son premier court-métrage en 1950 à 30 ans, son premier long neuf ans plus tard (Le Signe du lion), a animé à cette époque avec Godard, Truffaut, Rivette, Chabrol et d'autres, les Cahiers du Cinéma dont il fut aussi rédacteur en chef de 57 à 63, et tous ces camarades fondèrent, dans les textes et dans les films, ce qui porte le nom de Nouvelle Vague.

Recouvrir d'un même terme des auteurs singuliers et des œuvres uniques, a toujours ceci de gênant que si les œuvres n'avaient pour horizon que d'illustrer les propos du mouvement, elles seraient, à 1 % près, inutiles : un mouvement ne tient comme mouvement que par ce que ses auteurs ont en commun, une œuvre ne fait sens, ou n'éveille l'amour, presque que par ce qu'elle a d'unique.
La Nouvelle Vague fut brève, elle fut un point de départ, un point de nouveau départ, ce fut comme ouvrir les portes d'une maison et être soudain dehors : ensuite, dehors, c'est le monde, c'est le lieu où tout diffère : le rocher, la lumière, le cri du crapaud, l'odeur de la neige et le mouvement de la terre, le mouvement de l'oeil, la trace de pas : rien ne les lie que leur coprésence.



Agnès Varda, Le Bonheur, 1965


Ces deux films de Rohmer dialoguent très simplement : sur les images filmées de son quotidien, une fermière de 1967, dans une petite commune française, raconte sa vie, ses plaisirs, ses difficultés, ses aspirations ; sur les images filmées de son quotidien, une étudiante yougo-américaine venue faire à Paris, en 1964, une thèse sur Proust, raconte sa vie, ses plaisirs, ses découvertes, ses aspirations.

Les deux films ont, du documentaire, ceci que les corps qu'on voit ne miment pas d'autres corps, que les lieux qu'on traverse ne sont pas des décors choisis parce que l'histoire ou les images avaient besoin d'eux : cette femme qui parle en tant que femme venue vivre comme fermière à Montfaucon, est fermière à Montfaucon ; autour d'elle, avec ou sans film,
c'est là qu'elle vit ; quand on la voit nourrir les bêtes, de vraies bêtes mangent vraiment.

Et ils ont ceci de la fiction, qu'il n'existe pas de documentaire : parce que des images, non seulement sont choisies, faites, sélectionnées, mais sont surtout montées, et qu'entre le monde et le montage, il y a le même écart qu'entre recevoir le monde et faire le monde.


Fermière à Montfaucon



En outre par-dessus le visible, ce qui lie les images, c'est chaque fois, en off, la voix d'une personne unique, ce sont ses mots à elle, c'est sa narration propre pour choisir et donner un sens aux extraits de réel qui sous nos regards passent et changent : ce n'est pas du tout un problème, mais c'est de l'art.



Nadja à Paris


Du côté documentaire, Fermière à Montfaucon dessine en quelques traits la campagne française des années 60 : dernières années d'un monde qui n'en finira pas de disparaître et de se transformer.

Également, l'on y reprend conscience, avec les images les plus simples, de ce que l'agriculture, c'est tout simplement réaliser, à l'échelle industrielle, ce que la nature fait naturellement, et introduire, dans le cycle de la vie et son hasard dans les détails, le systématisme : d'un pommier, quand elles sont mûres et que ça leur chante, tombent les pommes ; quand des graines tombent dans de la terre, ça poussera. Or voici soudain que toutes les pommes en âge de tomber, nous les faisons tomber maintenant et nous les ramassons maintenant. Et nous préparons beaucoup de terre, sur une étendue longue et large, et nous y jetons des graines, patiemment, impitoyablement, sur toute la longueur, sur toute la largeur : forçant la nature, rebondissant sur ses propres mécanismes pour lui faire faire, là où l'homme l'aura choisi, ce qu'elle ne pourra, quand nous aurons mis les graines en présence de la terre, pas s'empêcher de faire.



Enfin cette femme qu'on filme, cette femme qui parle, offre, d'une voix douce, un touchant portrait d'elle-même : de son existence qui comme les nôtres, naît au croisement des mouvements de sa propre personne et des influences du contexte.



Elle dit à la dernière minute du film : Le danger ici, c'est le retrait sur soi-même.

La nécessité de s'ouvrir au monde, c'est-à-dire à ce qui n'est pas ici, autour de moi, déjà visible, déjà donné, déjà connu, est peut-être la clef de ces deux films, ou de ces deux femmes, ou de leurs deux mondes, ou de tous ces mondes restreints, exigus, engoncés qui se côtoient et se croisent et s'ignorent dans ce grand monde infini dont nous ne voyons jamais qu'une chambre, puisqu'à la première minute de Nadja à Paris, tourné trois ans plus tôt, l'étudiante, décrivant le microcosme de la Cité Universitaire de Paris où elle habite, involontairement répond : Le danger, c'est qu'on est si bien, qu'on n'a plus envie de sortir. Toutes les choses dont j'ai besoin dans mon travail ou mes loisirs, se trouvent à ma portée.



Ici, Fermière à Montfaucon :




Ici, Nadja à Paris :


Nadja à Paris : English subs included



jeudi 14 janvier 2010

Suetsu & Underwood, The Love album


Depuis une petite quinzaine d'années, Alejandra Salinas, née à La Rioja en Espagne en 1977, et Aeron Bergman, né à Detroit en 1971, et tous deux aujourd'hui basés à Oslo, travaillent ensemble sous le nom d'Alejandra & Aeron, dans ce champ qu'on appelle parfois, parfois semble-t-il un peu malencontreusement, "art sonore", quand on pourrait tout aussi bien parler de musique.
Concernant leurs disques en tout cas, le terme est une évidence.



The Love album, l'un de leurs tout premiers disques et l'un des plus beaux, qu'ils avaient fait paraître sous le nom de Suetsu & Underwood, correspond parfaitement au "genre" sous lequel Aeron range leurs premiers travaux :
sentimental electro acoustic or something.

Sur le thème de l'amour et de la rencontre amoureuse, il s'agit d'un collage sensible et talentueux de bribes d'interviews - des personnes racontent une rencontre -, d'enregistrements divers - bruits d'eau, bruits de cuisine, bruits de vie - qui servent de matériau à la fois narratif et musical et, comme tels, sont alternativement utilisés de manière brute ou dans un travail de répétition, d'étagement et de disposition autrement dit : de composition, et de brefs instants de musique acoustique ou électronique ou électroacoustique qui passent, comme des morceaux de chansons qu'on entend sur un chemin pluvieux et que le vent emporte, comme il emporte, chanson parmi d'autres, l'histoire d'amour de la chanson.



L'objet final, c'est trente-six minutes de pureté comme une goutte de temps joli dans les années obscures qui roulent.

C'est aussi le contraire de la douloureuse épreuve intellectuelle que d'autres auraient pu en faire. (Gide, à la première page de La Porte étroite, par pure convention littéraire bien sûr, fait dire au narrateur qu'il n'a pas mis en ordre, en forme, les souvenirs, n'a pas cherché à les organiser, à faire un bel objet fermé sur la rigueur d'une perfection ; il écrit à peu près : D'autres en auraient pu faire un livre ; mais l'histoire que je raconte, j'ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s'y est usée.)



On pourrait parler de cinématographe à entendre, on pourrait dire que c'est de la vie devenue notes et matière sonore, on pourrait dire que, du temps qui passe, sont extraits ici et ici des fragments audibles, des pétales sonores, remélangés ensuite et comme au cinéma, montés, et comme en symphonie, superposés, pour créer une nouvelle et inédite bande de temps, mélodieuse, harmonieuse, dont le début et la fin font le début et la fin de l'histoire, et dont le déroulement institue dans le monde un temps parallèle, planète dans la planète, temps dans le temps, rythme dans ce qui n'en a pas, et que le disque est cet objet capable de réitérer à l'envi l'expérience heureuse de ce ruban sonore juxtaposé soudain aux routes de temps de la vie qui va…

Mais il y a un mot beaucoup plus simple pour dire tout cela et, ou, beaucoup d'autres choses : c'est de la musique.




Et c'est ici :




In 1997 Alejandra and I moved to New York from Toronto. Alejandra studied art at SVA, I studied art at NYU. In the fall of 1997 I took Peter Campus's video art course where I met Daniel Raffel. We sat together and shared a video camera. We were soon fast friends and the three of us took long walks around Chinatown, Chelsea and the lower east side, making recordings and looking for Borscht, Challa Bread, the human soul and that sort of thing. We soon agreed that it would be a good idea to publish our sound diaries and electronic experiements.

Daniel knew a great deal about the industry and had a prolific knowledge of software and internet distribution. We all shared the idea that academic electro acoustic music was too worn out, too formulated, too stylistic and too self serious. We were also not interested to produce anything too marketable. We wanted to make objects existing in more than one genre : our generation has claustrophobia. We added our collective short-attention span, home technology, conceptualism, design aesthetic, non-conformity, romanticism and energy. We worked well together for a few years.



At the time, there were not so many audio works focusing on field recordings, family home tapes or non academic electro acoustics. The recordings came from our wanderings around New York, and family recordings such as Daniel's lovely segment from his high school graduation. We both owned portable DAT recorders, and made heavy use of them. Recording fragmented audio snapshots from three people, our cities and families, it was a very early example of folktroniks: maybe better described as "sentimental electro acoustic or something".



Also, CDr was a newish medium that seemed to have democratic possibilities, so we wanted to take advantage of that. This was all before MP3. We made 30 copies at first and did another repress of 15 after they sold out. It was funny to see this disc in New York's "Other Music" sitting on the shelf next to their pop products. Oh, and at the time, we were going by the name "suetsu and underwood" for some reason I forget now.


Aeron Bergman, Lucky Kitchen early history







lundi 11 janvier 2010

Mort d'Éric Rohmer


Le Genou de Claire, Ma Nuit chez Maud, Pauline à la plage
,
Perceval le Galloissont des films que le Seigneur, qui dans son implacable logique le rappelle aujourd'hui, ne doit pas trop rougir de l'avoir laissé faire.




dimanche 10 janvier 2010

Fenêtre sur chat


Dans la scène d'ouverture de l'inaltérablement parfait Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock, il y a un chat, et il miaule deux fois.



Dans les autres scènes de l'inaltérablement parfait Fenêtre sur cour d'Alfred Hitchcock, il y a Grace Kelly.




- Anything else bothering you ?


- Mm mm… Who are you ?

- Reading from top to bottom





- Lisa…




- Carol…





- Fremont.



samedi 9 janvier 2010

Michel Foucault, Les hétérotopies / Le corps utopique, 1967


La première de ces deux très belles conférences de Foucault commence ainsi :

Il y a donc des pays sans lieu, et des histoires sans chronologie ; des cités, des planètes, des continents, des univers dont il serait bien impossible de relever la trace sur aucune carte ni dans aucun ciel, tout simplement parce qu'il n'appartiennent à aucun espace.
Sans doute ces cités, ces continents, ces planètes, sont-ils nés comme on dit dans la tête des hommes, ou à vrai dire, dans l'interstice de leurs mots, dans l'épaisseur de leurs récits, ou encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, dans le vide de leur cœur : bref, c'est la douceur des utopies.


La démarche épistémologique de Michel Foucault, pour la faire passer dans l'entonnoir de quelques mots, consistait, plutôt que de montrer de quelle manière la réalité correspondait à sa pensée, à observer la réalité pour en déduire une pensée.
Cette splendide évidence, si elle était appliquée de manière naturelle par l'humanité, réduirait sans doute considérablement le nombre et la gravité des conflits qui l'abîment.



Évidemment, la question suivante est de savoir ce qu'on entend par "réalité", sans quoi la vie serait comme un collier de perles.
Pour notre ami, fondamentalement historien, né dans dans les années folles et mort en 1984, l'objet d'étude sera entre autres choses une masse considérable de documents historiques, c'est-à-dire d'archives.
D'où il déduira des choses formidables, que le désir de faire autre chose de ma journée m'incitera à ne pas lister.
Par exemple, dans La volonté de savoir, premier tome de l'Histoire de la sexualité paru en 1976, il montre que si l'on regarde concrètement l'histoire des pratiques, des lois, des discours et des mille manières d'injonction et d'incitation qui constituent une société, et si l'on se penche sur la manière dont ces prescripteurs de vie ont évolué depuis l'Ancien Régime, eh bien il s'avère que la volonté, aujourd'hui illusoirement affirmée comme une rébellion contre une supposée incitation au silence et au tabou de la part de "la société", de dire moi je, de dire moi mon désir, moi mon sexe, moi ma vie privée la voici,
moi le détail de mes heures charnelles, moi mon vit et moi mes envies, il se trouve, à rebours du sentiment premier et de la croyance immédiate des produits de la domination sociale, c'est-à-dire des êtres humains, que cette volonté de dire jetée à la face du pouvoir comme un défi à sa violence répressive, est au contraire l'exacte réponse à la volonté que celui-ci exprime explicitement de connaître et de contrôler ce qui se passe dans le pauvre cœur des hommes.


Dans ces deux conférences, d'une durée totale de 43 minutes, Foucault nous raconte une histoire de lieux.


"Figure de l'Île d'Utopie", dans l'édition de 1516 de l'Utopia de Thomas More


Dans Les hétérotopies, Foucault rappelle, d'une part, que nos existences s'inscrivent dans des lieux, et donc, dans un rapport à ces lieux : On ne vit pas dans un espace neutre et blanc, on ne vit pas, on ne meurt pas, on n'aime pas, dans le rectangle d'une feuille de papier.
D'autre part, il s'attache plus précisément à ces lieux qui ne sont pas des u-topies, puisqu'ils existent bien quelque part, mais qui, quoique faisant partie du monde réel, sont bien en quelque manière des lieux "autres", hors-monde, des contre-espaces : jardins, asiles, cimetières, maisons closes, prisons, mais également les villages du club méditerranéen, et bien d'autres.
Les enfants eux-mêmes, ayant reçu leurs rêves des rêves déjà faits des adultes, connaissent ces contre-espaces ; par exemple, le grand lit des parents : c'est sur ce grand lit qu'on découvre l'océan, puisqu'on peut y nager entre les couvertures, et puis ce grand lit c'est aussi le ciel, puisqu'on peut bondir sur les ressorts, c'est la forêt puisqu'on s'y cache, c'est la nuit puisqu'on y devient fantôme entre les draps, c'est le plaisir, enfin, puisqu'à la rentrée des parents, on va être puni.


Donc c'est un moment passionnant, dit dans une langue
très belle et qui ne perd jamais de vue que la vérité, tant mieux ou hélas, n'est pas une abstraction mais ce qui régit la vie des êtres.

Ce n'est rien comparé à la seconde conférence, Le corps utopique, qui prenant la suite de la première ajoute à cela d'être tout à fait émouvante.
La question qui s'y pose est de savoir de quelle manière mon corps est, par rapport à moi dont il est le corps, un lieu : est-il cet ici duquel je ne peux fuir, cet ailleurs que je n'atteins jamais ? Quels liens entretient-il avec les autres lieux du monde, avec le lieu du monde ?


Les réponses à vos questions, les questions à vos réponses, ici :




Moondog, H'art songs, 1979


J'ai reçu ce cadeau par la poste internet, l'ouvre cette nuit.

C'est d'une telle grâce, d'une telle douceur, d'une telle joie qui subsiste à tout dans les errances de l'univers, c'est si beau que l'on dit comme Anna Karina dans Une femme est une femme : je ne sais si je dois rire ou pleurer.


Il joue du piano comme la pluie qui tombe, et c'est peut-être la pluie d'or en laquelle Zeus se transforma ; il chante comme s'il ne faisait que passer par la Terre ; tout naît dans une clarté magique.

Si Thelonious Monk, Jean-Sébastien Bach, Robert Wyatt et les reflets dans une goutelette avaient donné un fils, peut-être l'auraient-ils appelé Louis Thomas Hardin ; il serait alors né en 1916, serait devenu aveugle 17 ans plus tard, serait parti pour New York dans les années 40, aurait pris nom Chien de lune parce que c'est vers elle que le sien hurlait, et son disque H'art songs, enregistré l'année de la mort de Sid Vicious, Jean Renoir et Arno Schmidt, serait ici :



Un dernier mot de sa biographie : pendant vingt-cinq ans, la salle de concert où se produisait Moondog fut la rue.

"La Fnac reconnaît ceux qui se reconnaissent en elle."



vendredi 8 janvier 2010

2 films courts de Straub & Huillet, La musique


Danièle Huillet et Jean-Marie Straub étaient un couple de cinéastes français, qui ont co-réalisé leurs films depuis 1963 jusqu'au décès de Danièle Huillet, alors âgée de 70 ans, en octobre 2006. Depuis, Jean-Marie Straub poursuit leur travail seul.
D'une intégrité et d'une exigence considérées comme exemplaires, leur cinéma leur a valu, quelques semaines avant la disparition de Danièle Huillet, un prix spécial pour l'ensemble de leur œuvre, pour "l'innovation dans le langage artistique", décerné par le jury de la 63e Mostra de Venise.

Dès 1965, le titre de leur second film affirmait d'emblée qu'il ne saurait, pour eux, se concevoir de cinéma qui ne fût politique :


Non réconciliés ou Seule la violence aide, où la violence règne (Nicht versöhnt oder Es hilft nur Gewalt wo Gewalt herrscht).


Il faut préciser que Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, qui ne travaillaient qu'en prise de son direct, choisissaient souvent des acteurs non-professionnels, auxquels ils demandaient parfois des dictions très particulières, qui sont d'une évidente justesse dès lors que l'on se défait de l'idée que le cinéma doit montrer une ressemblance directe avec ce que nous voyons et entendons dans nos discussions quotidiennes, mais plongent inévitablement dans une première perplexité.
Quoique ce ne soit pas le cas des deux films présentés ici, la façon également dont ils filment, dont ils montent - beaucoup de plans séquence et de plans fixes -, fait preuve d'une sorte de brutalité, d'une absence de désir de consommabilité immédiate, qui peut, par son apparente aridité, brusquer les regards premiers.

Dans ce contexte d'un langage cinématographique dont la pureté repousse aisément les attentes d'un spectateur non prévenu, le film court offre une entrée plus en douceur dans une œuvre qui, si elle n'avait d'excellentes raisons d'exister, n'aurait jamais vu le jour.


Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, dans le film de Pedro Costa, 6 Bagatelas, 2001

Danièle Huillet est en train de dire : Ils nous enferment dans un univers sinistre et on veut simplement leur dire, ben, autre chose a été, est, serait, sera, possible.



En rachâchant, 1982
7 minutes
D'après La pluie d'été, de Marguerite Duras

Le jeune Ernesto ne veut plus aller à l'école, parce que l'on n'y apprend que des choses que l'on ne sait pas.
À la toute fin de l'anthologie d'entretiens de Duras présentée plus bas, elle offre un éclairage sur ce livre et sur ce film, sur la piste "La pluie d'été".

Le film ici :


Japanese & english subs included



Einleitung zu Arnold Schoenbergs "Begleitmusik zu einer Lichtspielscene" / Introduction à la « Musique d’accompagnement pour une scène de film » d’Arnold Schoenberg, 1973
D’après Arnold Schönberg et Bertolt Brecht
15 min

Arnold Schönberg, né dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle et mort au milieu du vingtième, a révolutionné la musique occidentale savante, qu'on regrouperait sous le terme trop peu précis de "classique", pour initier celle que l'on appelle tout aussi problématiquement "contemporaine" : notamment en mettant au point la musique dodécaphonique, et, avec Anton Webern et Alban Berg, avec lesquels il avait fondé le mouvement musical qui porte le nom de Seconde École de Vienne, la musique sérielle.

La musique "classique", telle qu'elle évoluait depuis la Renaissance, avait construit un système de gammes (gamme de do, de ré, de fa…) et de modes : majeur, mineur. Cela signifie que les notes, les hamonies, qui vont exister dans un texte, qui vont s'agencer ensemble, viennent s'inscrire dans une sorte d'architecture préalable, qui est la gamme.
Une gamme s'appuie sur une note pilier, qu'on appelle la tonique, et dont la gamme porte le nom : dans la gamme de do, do est la tonique. "Do" est un nom de note, "tonique" est un nom de ce qu'on appelle un degré.

Dans la langue verbale, le sujet conjugue le verbe, quels que soient ensuite le sujet et le verbe, et les relations entre sujet et verbe existent, par la grammaire, préalablement à la composition de telle ou telle phrase.
De la même manière, dans la langue des gammes, il existe un système préalable de relations, qui veut que, par exemple, la tonique, entretiendra telles et telles relations, non pas avec les autres notes de la gamme, non pas avec le sol ou le si, mais avec les autres degrés : par exemple, des relations avec ce qu'on appelle "la dominante". Après quoi, si la tonique est un do, la dominante sera un sol, si la tonique est un mi, la dominante sera un si, etc.

Des siècles de musique ont construit, élaboré, développé et étendu, un ensemble fabuleux de relations architecturales qui sont les règles de la composition classique.

Le talent d'un compositeur consista souvent, du même geste, à reprendre, à poursuivre et à parfaire le langage de ces architectures, et à le transformer pour l'ouvrir à la possibilité de son propre désir.
L'extinction du dix-huitième siècle constitue à peu près, en termes de perfectionnement d'un langage, ce qui est différent de la perfection ou de la beauté des œuvres mêmes, l'apogée de ce système.


Partition de Jean-Sébastien Bach


À partir du romantisme, commence pour la musique l'ère des violences. Pervertir, transformer, étirer le système, prendre des licences, créer des failles, des glissements, des tensions, des creux et des cris dans la perfection cristalline et cristallisée de l'architecture des aînés, c'est-à-dire des règles de la composition : dix-neuvième siècle.


Partition de Ludwig van Beethoven


Et un beau jour sur ce chemin de métamorphoses, Arnold Schönberg, au cours de ses "recherches", c'est-à-dire des musiques qu'il écrivait, c'est-à-dire, des réponses concrètes - musicales - qu'il tentait d'apporter à la question : que peut être la musique ? que peut la musique ? qu'est la musique ?, Arnold Schönberg en vient à déchirer le système des gammes, non pas en deux, mais précisément en douze : douze, dodéca-, comme dodécaphonique ; douze comme 1 do, 2 do dièze, 3 ré, 4 ré dièze, 5 mi … 11 la dièze, 12 si : autrement dit, douze, c'est le nombre de notes que comprend un octave dans le système de la musique occidentale savante. (Dans d'autres systèmes musicaux, des quarts de tons par exemple, là où n'en avons que des demi, doublent ce chiffre.)

Arnold Schönberg décrète, ou découvre, ou comprend, ou invente, que l'on peut se passer des degrés ; que l'on peut se passer de composer une musique selon l'architecture par degrés qui la régit depuis des siècles, que l'on peut se passer de composer une musique selon les lignes et les rapports préalables que tracent tonique et dominante, et la ribambelle tintinnabulante de leurs cousines.

Adieu les sept degrés de la gamme, adieu le majeur et le mineur, adieu le sol sous nos pieds : nous avons 12 notes, et sommes libres.

Schönberg cependant, pressentant les possibilités de chaos que dessinent de telles perspectives, veut maintenir une organisation dans la nébuleuse inquiétante qu'il vient d'ouvrir, et forge, avec Webern et Berg, le procédé de la musique sérielle : une suite de notes constitue une série, une autre suite une autre série, et l'on manipulera, dans la composition du morceau, non plus des notes, mais des séries. Ainsi se maintient, pour l'oreille, une possibilité de reconnaître, dans l'espace sonore qui lui est livré, des places, des allées, des fontaines, des retours et des ouvertures.


Partition d'Alban Berg


Le film de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub ne porte pas sur l'apport musical du compositeur, mais, tout en s'ouvrant sur une pensée du fascisme comme suite logique du monde capitaliste, barbarie originelle, prend pour point d'appui une lettre que Schönberg écrivit à Kandinsky en 1923, depuis les États-Unis où il s'était exilé, en réponse à l'invitation que lui faisait le peintre son ami à venir le rejoindre en Allemagne, à Weimar, participer à l'entreprise du Bauhaus.
Schönberg y reproche à Kandinsky des positions qui continuent de se reconnaître en l'Allemagne, devenue le lieu d'une violence politique croissante et d'un antisémitisme de droit :
Pas même la géométrie,
lui écrit-il, Kandinsky ne peut l'avoir en commun avec eux !


Le film ici :


English subs included



jeudi 7 janvier 2010

Scott Walker, Pasolini, La musique


Scott Walker, The Drift, 2006


Après la fondation des Walker Brothers, qui n'étaient pas plus frères que vous et moi et qui ont existé de 1964 à 1968, et 8 albums solo de 1967 à 1974, le rythme de Scott Walker est devenu d'un disque tous les dix, puis onze ans : après We had it all en 1974, il y eut Climate of hunter en 1984, Tilt en 1995, enfin The drift en 2006.
Tous nos espoirs se portent donc sur l'année 2017.



Ceux qui "savent" Scott Walker, qui d'ailleurs de son vrai nom s'appelle Engel (avec les Walker Brothers il se fondait donc une fratrie sur un nom qui n'était pas celui de son père : beau geste), connaissent peut-être cette même interrogation que celle ici présente : que peut-on en dire ? Qu'en dit-on ? Que faut-il en dire ? Comment en parler ?

Ses chansons des années 60 - 70 résistent moins à la description : on ne les trahirait pas trop en parlant d'une pop music issue des pop et soul 60's et de la ballade, aux arrangements très travaillés, qui recourt souvent aux orchestres, et invente en même temps une liberté dans la composition et dans la temporalité qui détone avec le paysage musical de ses diverses racines : auxquelles il faut ajouter Jacques Brel, son idole, dont il a donné de très belles versions anglaises,
à la traduction desquelles on trouve Mort Schuman, le même qui regarde tomber la neige sur le Lac Majeur, et qui sont réunies sur une compilation qui s'intitule Scott Walker sings Jacques Brel, selon un talent descriptif qu'on saluera.
Enfin l'on n'a rien dit si l'on n'évoque la voix, une voix de crooner fragile qui semble partager ses cordes vocales entre celles d'un homme qui a tout traversé et ne tient plus debout que par le miracle de se savoir en vie, celles d'un enfant qui voit pour la première fois un soleil couchant, un soleil levant, celles d'un homme
enfin, en plein cœur des tourmentes et des merveilles dont les avoir ou non vécues fait la différence entre les deux premiers.


Le Lac Majeur



En fait il existe un moment, quand on cherche à parler de Scott Walker, où vient la tentation d'abandonner toute velléité de description précise, d'analyse critique ou d'explication, d'arrêter d'essayer le discours, le recours à l'Histoire, la comparaison et la métaphore, pour prendre simplement son interlocuteur par la main et lui dire bien en face, parce que la vérité c'est ça : Scott Walker est génial.
Scott Walker est génial ! (On insiste, on s'enflamme.)
Scott Walker est génial ! (On s'emballe.)

Et tout le reste est littérature.

Bon, mais ensuite alors un jour après dix ans de silence il advient Climate of hunter, un jour dix ans plus tard il existe Tilt, alors là, Tilt, que se passe-t-il ?
Un jour en 1995 où j'étais lycéen, j'ai lu une interview de ce monsieur déjà un peu vieux que je ne connaissais pas, on semblait saluer son retour comme celui d'un dieu qu'on croyait mort et qui ressuscite de ses cendres, ou qui sans ressusciter même, enregistre encore en cendres un disque fait d'elles et parmi elles. Et de ce vieux monsieur dont le nom ne me disait rien et qui semblait plein de grand mystère, on racontait, parfois il arrive en studio le matin, lâche une poignée de sable par terre et dit au guitariste : ton solo doit être comme ça.




Sous le titre de la première chanson de Tilt, Farmer in the city, cette dédicace : "Remembering Pasolini".

Dans une interview, Pasolini dit :
Le cinéma, c'est la reproduction de le langage naturel de la réalité. C'est la langue écrite de la langue naturelle de l'action humaine. Lénine a écrit un grand poème d'action et il s'est exprimé avec ce poème. Les hommes… comment dit-on… normal… les pauvres hommes… ils font des petits poèmes d'action. Ma tous ces poèmes modifient, un peu, la réalité. Et ça c'est le premier langage de l'homme.


Les 1001 nuits de Pier Paolo Pasolini, 1974


Godard de son côté disait : D'habitude, c'est vrai parce que c'est beau. Chez Pasolini, c'est beau parce que c'est vrai.


Tilt
, qu'est-ce que c'est ?
Tilt
est comme le temps de Saint-Augustin : Quand on ne me demande pas ce que c'est, je le sais, et quand on me demande ce que c'est, je ne le sais pas.
Ou bien, Tilt est comme l'un mari du Jeu de l'amour et du hasard : Tilt… c'est Tilt !
Ou bien, Tilt est comme ce que ressent Alec Baldwin dans Usual suspects, depuis qu'il y a un poignard dans son dos : Something very strange…

Alors on se souvient de ce titre d'Ornette Coleman, Beauty is a rare thing, qui nous permettra de supposer que c'est peut-être face à cela qu'on se trouve : cette chose rare - rare sans doute en comparaison de son contraire, même si finalement, dans le flot de l'univers, elle passe à chaque coin de rue -, dont la rareté même rend idiots nos langages habitués à servir pour décrire des choses plus courantes. Donc la singularité, le manque de "ressemblance à" coupe les mots.

Loin d'une bizarrerie née du désir d'être bizarre, loin de toute provocation qui aurait sa fin en elle-même, loin d'une envie particulière et préalable de se démarquer, Tilt travaille simplement dans une liberté dont l'autre nom serait : faire ce qu'on a à faire.




Il n'y a aucune loi dans ce monde, sous laquelle la musique aurait à se ranger, qui impose qu'une chanson dure entre telle et telle durée, qu'à la fin le refrain soit répété trois fois au lieu d'une, puis seulement par bribes mais cinq fois, qu'il y ait même un refrain, et que l'on finisse par faire plus de bruit à la fin qu'au début, où l'on aura pris soin de commencer par quatre coups de baguette de batterie.
Il y a autant de raison à supposer qu'un morceau de musique doit fonctionner selon l'un des dix ou quinze schémas qui existent dans les mille disques qui constituent le fond commun de la majorité auriculaire, qu'à supposer que l'on doit ranger ses gants dans le tiroir gauche, aimer la sauce, ne pas prendre de douche aux heures paires ou manger des œufs quatre fois par trimestre, sinon c'est mal.
Cette non-nécessité de se plier à des lois n'est pas le lot commun de tout ce qui existe sous le soleil : par exemple, nous qui vivons en société humaine, devons plier nos besoins et nos envies à certaines règles, on ne vole pas dans les magasins, on ne mord pas le flic, on n'arrache pas la jupe des filles ou le porte-monnaie des vieilles dames, sauf si c'est cadeau. Tout cela contraint un peu nos vies.
Or dans ce monde plein de pressions et de freins, existe la musique, qui est l'équivalent de l'amour transcrit en ondes sonores : par quelle aberration de désir de se faire du mal, par quel mortifère amour de l'emprisonnement, se forcerait-on à faire entrer dans cet espace ouvert toute la fermeture dont souffrent les vies dès lors qu'elles mettent le nez au monde ?


*

Pendant ce temps, c'est la nuit et la neige tombe.


*


The Drift, est en quelque sorte la suite de Tilt, ou plutôt son prolongement : les foreuses vont plus loin sous la surface du monde, la voix a descendu d'autres octaves psychiques, l'indifférence aux grillles connues n'a d'égale que la cohérence surréelle du tout.

Cossacks are charging in
Charging in the fields of white roses

Dialogue entre textures, matières, mélodies, sonorités, silences et temporalités, rythmes, rythme de telle texture contre - et avec - rythme de telle mélodie, battement au loin de telle matière, qui se mélangent, se chevauchent et s'attendent et se doublent, se reposent sombres et grondent sourdes tandis que telle ligne droite de saxophone qui apparaît dans la lave noire des choses a l'air de découper en deux, soudain, une hypothétique montagne, tandis que tel son persistant, derrière, paysage à lui seul, s'éteint à présent sous l'accord répété d'une guitare qui tente tant bien que mal, mais mal, de contrer le clac clac nonchalent et trop lent qui semble faire souffrir l'espace ; mais voilà des chants, un instant ; de qui ? de quoi ? des voix sortent de la terre ; y retournent ;

I'm a fat black crocodile, painted in gold

puis comme un dragon d'eau qui ne cesse d'apparaître et de disparaître, par-dessus et parmi ce monde en permanent remaniement, la voix de Scott Walker, clef sinueuse, artère obscure, par quoi tout transite et dont tout ressort, et dont on ne sait, de la musique qui l'environne, si elle la parle ou bien la mange.






mercredi 6 janvier 2010

Marguerite Duras, Robert Antelme, Delphine Seyrig


Marguerite Duras, Le ravissement de la parole, Anthologie INA - Radio France

Ce coffret de 4 CD, édité par Jean-Marc Turine en 2003, réunit des interventions radiophoniques de Marguerite Duras à Radio France, qui s'étendent de 1954 à 1991.


Ces enregistrements sont de trois sortes :

- Les ennuyeux : rares, il s'agit de certaines lectures, faites par des comédiens, qui ont parfois affreusement mal vieilli et nous plongent dans un désespoir que les galaxies ne sauraient rapporter.
(À l'inverse des extraits de films, comme celui de La Musica, avec les voix de Robert Hossein, étonnamment parfait, et de la toujours merveilleuse Delphine Seyrig qui savait faire chanter les drames humains comme des filets d'eau claire.)

- Parmi les entretiens où Duras apporte un éclairage sur tel récit, sur son lien à tel personnage, ou sur elle-même, quelques passages, peut-être, destinés plutôt aux habitués de l'écrivain, qui y trouveront matière à méditer tel aspect de son œuvre ou de sa vie sous l'angle nouveau de ce qu'elle en dit, qu'aux autres, qui regarderont un peu par la fenêtre ; de tels passages existent sans doute, admettons-le, ce sera fait.
Mais de manière générale, son propos s'ouvre toujours sur de l'universel, sur autre chose que les livres de Marguerite Duras.

- Enfin donc tout le reste, qui est un trésor.

Ces entretiens s'écoutent chez soi, s'écoutent dans le métro, dans la rue, se réécoutent, se fréquentent ; on en écarte progressivement ce qui ne nous y intéresse pas, et l'on revient à ce qui est bien, à ce qui nous plaît, à ce qui nous fait rire, ce qui nous aide à comprendre, à aller plus loin.
Comme à d'autres moments l'on a quelqu'un au téléphone, dans son baladeur on a elle. Au bout du fil, qui répète inlassablement les mêmes choses, qu'on entend encore.


On pourra toujours caricaturer Duras, faire des phrases très courtes, un adverbe un paragraphe, prendre une voix de vieille dame pénétrée et noyer tout ça dans le silence, en s'imaginant qu'on a fait avancer les choses.

Ça n'empêchera pas ceux qui fréquentent ces entretiens, ou ses livres, de faire avancer un peu leur vie.



Tournage du film Hiroshima mon amour, d'Alain Resnais sur un scénario de Duras.
Image extraite du film Hiroshima le temps d'un retour, de Luc Lagier



4 CD représentent des heures de document ; il est certain que le meilleur moyen d'entrer dans ces entretiens est de les écouter depuis le début et tranquillement, en prenant le luxe, non pas d'approcher une pensée, mais de la laisser, elle, nous approcher, avec son temps, ses errements, sa musicalité propre, ses retours et ses silences, sa voix.

On peut malgré tout souligner, à l'intention des auditeurs dont le temps serait compté ou le désir incertain, quelques moments dont il serait dommage de ne pas faire la rencontre. Par exemple :


- "Dialogue avec des enfants"
Je ne sais pas, peut-être… le jeune Zorro ! Il a peut-être… 54 ans !

L'intégralité de ces entretiens est disponible aux archives de l'INA.

- L'extrait du film La Musica.

- "C'est une femme du monde Suzanna"

- "Ce qui s'est passé avec Détruire"
Tout ce qui arrive dans le sens de la destruction de l'ordre actuel ou de la société, m'épouvante et m'émerveille à la fois. Quand je vois qu'y a déjà 500 000 jeunes qui ne veulent rien faire, et que ça augmente, et qu'y en aura encore 500 000 autres, et que le monde est menacé, l'existence du monde ! Si vous voyez pas que la paresse, une paresse essentielle, comme ça, s'installe, sur la terre… Ça m'épouvante, et en même temps j'en suis… complètement émerveillée, je me dis tant mieux, enfin, enfin quelque chose va, va recommencer après cela.



Première image de son film Détruire dit-elle, 1969, d'après son livre du même titre, paru la même année


- Anne-Marie Stretter, Lol V Stein

- Puis vient cet entretien, "Autoportrait, je ne comprends pas…", qui est tout simplement essentiel.
Celui où se tiennent sans doute les propos les plus simples, et les plus fondamentaux.
Sur la vie, sur la politique, sur le bonheur, sur chacun.

- Et dans ce qui suit, allez, tout est bien, très bien, ou presque tout (attention par exemple à une inécoutable lecture de L'homme assis dans le couloir), tout ce qui est disons à partir de "Tiens, on pourrait parler de ce frère", "J'aime voyager en France", "L'année dernière à Trouville", "On ne sent pas la mort dans l'alcool"…

La perte du monde c'est le monde. 80 % du monde va à sa perte.
("À propos des Yeux verts")


Les dernières pistes sont très belles.



- Enfin il y a la toute première, "On avait 25, 27 ans", où Duras très âgée et parlant très difficilement revient
d'une part sur son engagement politique et celui de toute une époque, d'autre part sur Robert Antelme.

Robert Antelme avait été le mari de Duras ; à la libération des camps, François Mitterrand avait été le chercher, pour le trouver dans celui de Dachau où il travaillait sa ressemblance avec les corps de Nuit et brouillard ; il l'a ramené à Paris ; lorsqu'il en a été capable, Antelme a écrit un livre,
en 1947, qui s'appelle L'Espèce humaine, aujourd'hui publié chez Tel Gallimard, qui est peut-être la chose la plus importante qui ait été écrite sur l'expérience concentrationnaire ; par ailleurs, l'une des plus importantes qui aient été écrites sur nous : tous.

Il y a deux impossibles, pour un être humain, dans la compréhension de ces lieux où se passaient des choses si éloignées, si distinctes, de notre vie et de ce que nous faisons entrer dans notre idée de l'humain.
Le premier : comprendre l'action du SS.
Le second : comprendre le vécu du détenu.
Par une sorte de recul véritablement miraculeux hors des cauchemars sans mots de son expérience, Antelme se fait le traducteur, miraculeux, de ces deux informulables.

Aucune langue n'en traduit parfaitement une autre, et l'écriture ou la lecture d'un livre ne traduira jamais qu'illusoirement la spécificité d'une expérience ; supposer que l'on comprend celle-ci en faisant tourner les pages, relève forcément d'une sorte de réduction du réel à un objet qui ne le contiendra jamais, dont il débordera toujours ; ou plutôt, un objet dont il restera toujours essentiellement différent.
Mais il ne fait pas de doute qu'aussi près que des mots peuvent s'approcher de la vie, ceux d'Antelme s'approchent de ce lieu-là de la vie ; et qu'aussi près que l'étranger à une expérience peut en percevoir quelque chose dans le récit qu'on lui en fait, nous, étrangers à celle-ci, nous étrangers, nous innocents - innocents comme on dit puceaux, comme on dit idiots, comme on dit enfants -, nous entendons des bribes de cette parole d'une autre langue, d'un autre monde, nous recevons et nous touchons quelque chose de l'intransmissible.

Il faut dire enfin que L'Espèce humaine, qui a choisi de se faire entendre par la voix de la littérature et non par le témoignage brut, parce que son auteur avait compris, il le dit explicitement, que c'était le seul moyen pour une parole aussi lointaine de se faire audible, est une magnifique, une éblouissante œuvre de littérature.

Après avoir écrit ce livre, Robert Antelme n'a plus jamais, ni rien écrit, ni prononcé un mot de ce qu'il avait vécu de 1944 à 1945.



Marguerite Duras, quarante ans après, a écrit un livre qui s'appelle La Douleur, qui raconte Antelme au retour des camps : avec une impudeur, une innocence, presque une stupidité, scandalisantes, à l'inverse même de la retenue, de la dignité et de l'extrême défiance à l'égard de toute simplification, qui étaient si frappantes dans le livre de son ex-mari.

Mais ce n'est pas de tout cela qu'elle parle dans cet entretien. Pas de la guerre, pas des livres.

Marguerite Duras et Robert Antelme avaient divorcé en 1947. Antelme est mort en 1990.

Dans cet entretien, réalisé en 1992, une femme qui va mourir parle d'un homme qui est mort, qu'elle a aimé, qui l'a aimée ; qui après l'amour, après l'histoire, après la fin, n'a jamais cessé d'être au cœur de sa vie comme elle demeurait au cœur de la sienne.





CD 1 :


Image du film Aurélia Steiner (Vancouver) de Marguerite Duras, 1979



CD 2 :


Delphine Seyrig dans Baisers volés, de François Truffaut, 1968



CD 3 :


Emmanuelle Riva dans Hiroshima mon amour, d'Alain Resnais, 1959



CD 4 :


Image du film Aurélia Steiner (Melbourne) de Marguerite Duras, 1979



lundi 4 janvier 2010

Titien, Véronèse, Tintoret, Bassaro


Aujourd'hui était le dernier jour de l'exposition au Louvre qui réunissait Titien, Véronèse, Tintoret et Bassaro, sous le titre Rivalités à Venise : Titien était le vieux maître, Véronèse son petit chouchou, Tintoret le rebelle qui veut réussir, et Bassaro, je ne sais plus bien, mais m'a fait l'impression d'une sorte de dernier de la classe qui a le mérite de sa folie et l'affirme avec une insistance qui s'apparente beaucoup à du courage.
L'exposition commence au moment au Véronèse apparaît sur la scène de "l'art contemporain" vénétien, c'est-à-dire 1540, alors que Tintoret est un jeune artiste montant et que Titien, qui a 50 ans et une œuvre déjà considérable derrière lui, s'apprête à continuer encore 35 ans.

Titien, c'est quand même le prince des chats.



Comme certaines personnes, ses peintures produisent de la lumière.



Portrait de Ranuccio Farnese
, 1542
Vénus au miroir, vers 1555


Puis j'ai appris que Bassaro avait fondé le genre animalier et peint le premier portrait de chiens :


Le tableau, Deux chiens de chasse liés à une souche, 1548-1549, est assez extraordinaire.
(On s'en aperçoit mieux en cliquant sur l'image.)
Le cartel indique que c'est le premier tableau de l'histoire de la peinture moderne occidentale dans lequel des animaux sont l'unique sujet d'une œuvre.

Il est touchant de songer que Bassaro serait donc l'espèce de Dieu le père qui aura permis à Pierre La Police, quatre siècles et demi plus tard, de réaliser cette merveille :




Un peu plus tôt dans l'exposition, le cartel des Pèlerins d'Emmaüs de Titien, peints vers 1533 - 1534, expliquait que le combat du chien et du chat - sous la table - symbolise la lutte du bien et du mal :


Il y a fort à supposer que le chat est du côté du mal, ce qui est bien dommage.



Enfin vient comme d'un rêve un incroyable tableau de Véronèse, de 1580-1585, Cupidon avec deux chiens :


On dirait, particulièrement celui qui est à droite sur la peinture, à la gauche de Cupidon, des hommes blancs déguisés en nègres dans l'imagerie colonialiste française.
Même son corps semble prêt à se relever avec ce masque noir au haut de sa colonne vertébrale.
Les omoplates sont prêts : encore quelques instants d'effort et ils seront totalement humains ; alors terriblement, cette gueule sera un visage.
Et l'on ne pensera plus, de cette gueule, qu'elle est "avant l'humain", en quelque sorte première sur l'échelle d'une évolution : au contraire on croira voir le visage qui, après des catastrophes indevinables, aurait basculé, dépassé l'humain, tombé comme de l'autre côté de la falaise : l'humanité en lui détruite, resterait ce visage obscur, stupide, cette face handicapée, ces yeux qui ne savent plus, ni dehors ni dedans, rien fixer, cette bouche qu'un hébètement irrémédiable entr'ouvre.






Ce qui est terrible avec la peinture, c'est l'arbitraire du moment où l'on détache son regard.