dimanche 6 mars 2011

Le regard d'Emma


Il y a parfois des moments où l'on a l'impression d'avoir raté sa vie, perdu sa jeunesse, oublié l'avenir ; c'est normal, cela fait partie des choses communes de l'existence, de ce qui traverse tout le monde, à des rythmes divers, à chacun sa saison, à chacun ses temps, à chacun la vitesse unique des battements propres de son chagrin, et de ses retours, un jour après une heure après, à la possibilité de la joie de vivre.

Un ou deux textes récents - You've got everything now, À mon seul désir - pourraient donner le sentiment, sur un malentendu, que leur auteur a voulu poser l'art, les choses de la beauté, le monde des œuvres, comme une réponse au malheur, voire, comme la solution à porter sur le champ de bataille des vies ratées, des êtres perdus, comme un unique salut possible.

Non.



Carl Theodor Dreyer, Jour de colère, 1943


En aucun cas l'art n'est à lire, pour autant qu'il soit commenté ici, comme le beau revers de la vie, réponse de beauté comme la seule, en un monde et une vie laides, pansement spirituel ou éternel sur la blessure blessante des présents et des choses de vivre : comme si vivre était douleur, et l'art, réconfort, ou bonheur de substitution, voire, pire, seule vie véritable.



Alfred Hitchcock, Vertigo, 1958



Non le combat n'est pas entre la vie et l'art, entre la vie et le cinéma, entre le visage et le portrait.



Léonard de Vinci, Tête de jeune fille échévelée ou La Scapigliata, 1508

Huile sur panneau, 27 x 21 cm, Galerie Nationale, Parme




Car les visages sont merveilleux.

Car la vie est le bel enjeu.

Car la lumière est ici-bas.



Fra Angelico, Ange d'annonciation, 1450-1455
Feuille d'or et tempera sur panneau de bois, 33 x 27 cm, Detroit Institute of Arts



Or il existe une catégorie d'objets qui n'ont d'autre destination que d'accélérer pour nous la réception de cette connaissance, quand elle ne serait pas immédiate, et ces objets sont ce qu'on appelle des œuvres d'art : catégorisation qui laisse entendre qu'ils sont d'un autre bord que la vie même, quand ils ne cherchent qu'à y pousser, qu'à y tirer, qu'à y faire entrer : l'œuvre d'art œuvre, oui, elle œuvre à une chose immense et unique, comme toute entreprise humaine véritable : faire coïncider l'être humain avec sa propre vie.



Groupe Medvedkine, Classe de lutte, 1968


Il n'y a pas que l'art qui se donne cette tâche.
La médecine, la psychanalyse, l'urbanisme, l'architecture, la technique Alexander, l'enseignement, la charité chrétienne, l'amitié, sont d'autres facettes de cette tentation qui depuis qu'il y a des sociétés d'hommes, a poussé certains d'entre eux à vouloir donner à d'autres des outils pour leur émancipation, c'est-à-dire, pour leur libération du mal, leur équivalence à eux-mêmes, leur mise en chemin vers le bien, la survie et le bonheur.



William Blake, Jacob's Ladder (L'Échelle de Jacob), 1800
Aquarelle sur papier


La gestion de l'ensemble de ces paramètres, ainsi que des paramètres des forces contraires - soif de pouvoir, d'argent, acceptation de la souffrance de l'autre, de la misère d'un peuple, de la disparité dans le partage de la ténèbre et de la chance -, est l'une des définitions que l'on pourrait donner à la politique.



Friedrich Wilhelm Murnau, Faust, 1926


Alors l'art, que fait-il ? C'est un personnage, parmi d'autres personnages.
L'important n'est pas l'art, après bien sûr on peut l'aimer ou non, comme on aime ou non les cheveux de la Manon, mais c'est secondaire, sauf pour la Manon. Alors le monde de l'art, lui, comme ensemble de groupes et de personnes, dira que ça compte plus que le cheval, et les cavaliers, et les cavalières, diront que tout de même, cette peinture, ils n'en veulent pas dans leur salon.



Cheval


Les humains n'ont qu'un trait de caractère véritablement exaspérant, c'est cette faculté infinie à ne pas entendre mieux le lendemain que la veille, et que tout soit toujours à recommencer : éternelle enfant, l'humanité de l'instant présent ne grandit que très provisoirement, fugacement, le temps de le dire, et puis, quoi ? un instant, deux instants plus tard, les rides s'effacent, le regard se revide, la mémoire coule, s'évapore, où est-elle ? Nouveau-né à nouveau, l'humanité de l'instant suivant s'est rassise encore sur sa chaise, et ne sera jamais, sauf en de précieux instants en chemin, debout.



Hayao Miyazaki, Nausicaä de la vallée du vent, 1984


Pourquoi La Dame à la licorne, pourquoi les Nymphéas, pourquoi Manet, pourquoi Michaux, pourquoi Bach, pourquoi Daydream Nation, pourquoi Fragonard, pourquoi Détruire dit-elle ?
Pourquoi le cinéma ?
Pourquoi la musique ?
Pourquoi les livres ?



Pierre La Police, Les Mousquetaires de la résurrection, 1996
Jean-Pierre Faur Éditeur, Paris



D'abord, il y a la beauté, qui est un plaisir, et le plaisir, comme la volupté ou les fraises, c'est bien.



René Magritte, Le plaisir, 1927
Huile sur toile, 74 x 98 cm


Ensuite, parce qu'en fréquentant les œuvres,
nous avançons de manière directe, quoiqu'un peu chaotiquement - tant mieux -, dans notre compréhension de la vie : nous naissons, rappelons-le, limités à deux bras deux jambes - c'est déjà bien -, après quoi, dans des proportions diverses, les parents, la vie, l'école, les œuvres, en montrant des choses à nos yeux, accompagnent nos yeux sur la voie d'un regard, c'est-à-dire, de voir.



Danièle Huillet & Jean-Marie Straub, Les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, ou Peut-être qu'un jour Rome se permettra de choisir à son tour, 1969



Enfin pourquoi, qui en est tellement simple et tellement important.
C'est qu'en fréquentant des œuvres, nous fréquentons des autres : l'œuvre est autre ; de moi, elle diffère.
En apprenant à les entendre, et sculptant notre oreille à la possibilité de les entendre, petite ouïe par petite ouïe, nous avançons doucement sur une reconnaissance, une prise en compte, une entente, une acceptation, un amour, de l'altérité.

Alleluia !

Car si l'œuvre était dans mon corps, car si l'œuvre était dans ma tête, car si l'œuvre avait mon prénom, de quoi donc me servirait-elle ? Mais elle est bien de l'autre corps, mais elle est bien de l'autre tête, mais elle prononce bien d'autres noms, d'autres cris, que ceux dont je suis déjà fait, d'autres phrases que celles que je sais.



Alain Resnais, Nuit et brouillard, 1955


Comme par parallèle, par contagion, par habitude, altérité altérité, commençant d'entendre une peinture, on entendra mieux l'autre, cet autre corps humain avec lequel je fais peuple, en paix ou en guerre, en amour ou en bataille.
Puis entendant mieux l'autre - parce que la vie avance, bouscule, mord la peau, crève les yeux, soulève les voiles -, on entendra mieux l'œuvre, sa parole lointaine, filtrée, déformée, traduite, parlante et sans clef : altérité de forme comme il en est d'homme.



Tod Browning, Freaks, 1932


Grâce à laquelle, encore, on entendra mieux, ping pong perpétuel, tel morceau de vie : ce semblable bizarre, l'humain d'à côté, l'étranger à moi que je côtoie ici.

Alors à quoi ça sert ?

D'abord on comprend mieux l'autre, on ouvre le champ à l'altérité, et à des altérités de moins en moins mêmes : si l'on s'en sort bien en écoute de vie, si l'on entend en chemin quelques paroles utiles, plus ça va, mieux on laisse à l'autre son droit d'être autre, et plus l'on jouit de cette otherness.
Dans un monde où chacun s'effraie de voir que l'autre est différent, se rappeler qu'il est là pour ça n'est pas toujours trop superflu.


Ce n'est pas malgré qu'il soit autre, ce n'est pas malgré son altérité que l'autre nous offrira bonheur : c'est par l'altérité seulement que le bonheur naîtra.




Marika Green (Jeanne) dans Pickpocket, 1959, de Robert Bresson



Aller vers aimer l'altérité de l'autre, c'est aller vers plus de bonheur, moins de guerre, moins de violence : selon toutes les acceptions et à tous les degrés de gravité de la violence.



À tous les degrés de gravité de la violence



Enfin au plus intime, au plus premier, au commencement d'exister, qui nierait, qui contredirait, sa propre altérité en soi ?
Le premier autre est en soi-même, et porte le même prénom que nous, a la même tête, les mêmes cheveux, marche du même pas sur les mêmes routes, prend la même place que notre corps.

- Je ne sais pas pourquoi j'ai fait cela.
- Je ne me comprends pas moi-même.
- Tu sais, je suis folle.
- Comment ai-je pu être aussi nul ?
- Je ne sais pas ce qui me rendrait heureuse.
- Je ne sais pas ce que je veux.
- Je ne comprends pas, je devrais me réjouir, c'est bien ce que je voulais, non ?
- Ai-je vraiment fait les bons choix ?
- Et si je me trompais d'existence ?



Atom Egoyan, The sweet hereafter (De beaux lendemains), 1997


Bien sûr on a fait les bons choix, toujours.
Pour aller vers cette existence-là qui est la nôtre à ce moment-là, nous avons fait les très bons choix, les meilleurs, les choix parfaits : sans quoi nous n'en serions pas là, nous serions à 500 kilomètres, ou 5000, avec une autre, avec un autre, nous serions ou plus heureux, ou mort, ou professeur de sport, ou maire d'une commune de 100 habitants, ou jamais réconcilié avec notre frère, ou l'ayant poignardé à moitié par erreur un soir de nouvel an à l'aube, ou lui ayant piqué sa femme.

Mais au lieu de tout cela nous sommes dans telle situation, tel lieu de l'espace et du possible, alors c'est que pour arriver là nous avons fait tout ce qu'il fallait, très bien, parfait.

Ensuite avons-nous eu raison de croire que cette existence-là, ce lieu de l'espace et du possible, vers lequel on s'est dirigé comme vers un but, avons-nous bien fait en pensant que cette vie-là nous conviendrait ?
Car son propre cœur, c'est comme, dans certains couples, son épouse, son époux :
- Mais qu'est-ce que tu veux ? Ça ? Ça ? Mais parle enfin, parle ! Quoi ? Ça ?

Au plus près de nous, au plus près de soi, notre cœur, cet inconnu : à la fin, que veut-il ?



Marie Rivière dans Le Rayon vert, ou Que le temps vienne où les cœurs s'éprennent, d'Éric Rohmer, 1986


Alors accepter l'altérité, s'y ouvrir, l'entendre mieux, enseignement de l'art - celui qui tient ses promesses, qui assume ses fonctions, qui se regarde en face -, c'est aussi un outil pour lire son propre cœur : de compréhension moins fermée, d'interprétation moins brutale, d'univers un peu agrandi, complexifié, nuancé, de morale un peu moins primaire, de jugement un peu moins rapide et de rejet un peu moins prompt, nous pouvons entendre les paroles qui se disent en nous-même et qu'auparavant, parce qu'elles se disaient hors des champs de notre entente - comme les ultra et infrasons adviennent hors des champs de notre ouïe -, nous n'entendions pas.

Oui, pour le dire avec un peu de brusquerie, Pierro della Francesca, Aphex Twin, Flaubert, nous ouvrent la porte vers des sentiments en nous-mêmes que nous ignorions s'y nicher : et en les découvrant, et en les entendant, ouvrant l'oreille aux infrasons, qui deviennent désormais du son, aux infrapensées qui deviennent des pensées, aux ultrasentiments qui deviennent des sentiments, nous sommes un peu plus ouverts à nous-mêmes, à notre désir, à nos besoins, et nous pouvons, maintenant, nous attacher à y répondre.




Anna Karina dans Une Femme est une femme de Jean-Luc Godard, 1961


L'art a-t-il le privilège de cette entente, de ce dévoilement des infrachoses, d'ouvrir aux musiques intraduites ?
Non.
L'amour, la chute, la mort, le bonheur, la douleur, l'expérience, les erreurs, les joies, les peines, le temps et tout ce dont est fait vivre, enseignent, pour peu qu'on veuille entendre, tout ce dont est fait vivre.

L'art est là à titre de traducteur, d'intermédiaire, entre le temps et nos corps, entre ces paroles vives, brutes, de la vie, et la possibilité de les entendre.
Il en est d'autres. Beaucoup de faux et quelques réels.
Celui-ci existe, parmi les réels, parmi les fabricants de signification qui cherchent sincèrement à faire sens.

Pour le reste bien sûr, à nous de jouer : vivre.



John William Waterhouse, A Naiad (Study), environ 1893


Et puis il a enfin un dernier point, ce charme, sa grande douceur, c'est que pour dire tout cela, pour traduire la vie, faire entendre le monde, que fait-il ?
Vaillamment, continûment, gentiment : il invente.

Il invente des vies, crée des mondes, il fait naître, à l'infini, des altérités, des réalités, nouveaux sentiments et nouvelles figures ; l'art ne fait pas que traduire, il crée, il crée du vivant, et pour chaque chose traduite, une chose ajoutée, la créée, et pour chaque vie transcrite, pour chaque fragment de la vie transcrit, une nouvelle vie qui vient au monde. Alors c'est sans fin, de journée en journée et en génération : c'est vivant ;
le lien et le dialogue entre l'art et la vie, c'est vivant.

Et la peinture ne montre pas seulement ce qu'elle montre, ne dit pas seulement ce qu'elle dit : elle agence pâte verte et pâte rouge, elle fait de nulle part sortir du gris, du mauve, du noir, épaisseurs et courbes et touches de lumière. Et voilà, c'est là, c'est nouveau dans le monde, l'univers se diversifie, un éclat nouveau scintille.



Wim Vandekeybus & Ultima Vez, In spite of wishing and wanting, 2002




Dans la rivière, Flaubert ne dit pas qu'il y avait des algues, il ne reste pas dans la capsule informative, des algues qu'Emma regardait il dit : "comme des chevelures vertes abandonnées".
Alors d'une part c'est beau, parce que "comme des chevelures vertes abandonnées", c'est beau.
C'est beau parce que l'idée, le sens des mots, et l'incarnation musicale de leurs sens, et le croisement entre sens et sons, "comme des chevelures vertes abandonnées", c'est beau.
C'est comme ça, on n'y peut rien. Ça nous tombe dessus comme une bonne nouvelle, Emma regarde les algues "comme des chevelures vertes abandonnées".



John Everett Millais, Ophelia, 1852
Huile sur toile, 76 x 112 cm, Tate Gallery, London


Ensuite parmi cette invention, musicale, poétique, romanesque, il y a naissance : naissance d'un lieu du monde, qui se trouve sur une page d'un livre de Flaubert, naissance d'un corps de quelques mots, où des points de l'univers se croisent : les algues, les algues d'une rivière, des végétaux qui vivent dans l'eau, flottent, ondulent, dont c'est la vie d'être cela ; l'idée de chevelures ; l'idée de chevelures vertes ; l'idée d'abandonner des chevelures, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça veut dire, abandonner des chevelures ? Qu'est-ce que ça veut dire ?
Est-ce que quelqu'un avant de lire ces mots, avait déjà envisagé cela, cette possibilité du monde, que créent les mots plus que l'expérience, abandonner des chevelures ?
Alors, abandonner des chevelures vertes, des chevelures vertes, sans que l'histoire dise d'où, qui, les aurait tenues, des chevelures vertes, on aurait pu les abandonner.



Pierre-Auguste Renoir, Jeune Fille coiffant ses cheveux, 1894
Huile sur toile, 53 x 44 cm, Metropolitan Museum of Art, New York


Mais maintenant, enfin, que se passe-t-il ? Flaubert ne parle pas d'abandonner des chevelures. Il parle, pour les chevelures, pour des chevelures vertes, d'avoir été abandonnées, d'être là, où elles sont, comme abandonnées, abandonnées c'est un participe passé ça signifie que l'action a eu lieu et que maintenant, aujourd'hui, sur cette page de ce livre - dans cet aujourd'hui qui sera éternel parce que la page l'est -, les chevelures, non pas réelles mais les chevelures de cette idée qui naît à ce moment du livre, sont abandonnées, c'est-à-dire : éternellement vouées à ce statut d'avoir été abandonnées - par qui, par quoi, pour quoi, comment -, elles sont, maintenant, pour autant qu'on les évoque fût-ce comme simple idée parce que ces algues leur ressemblent, ressemblent à cette idée, ressemblent à cette image, elles sont maintenant : abandonnées.
Et naissent des algues, comme des chevelures, naissent l'idée de chevelures vertes qui auraient une histoire, celle d'avoir été abandonnées, et un destin, celui de demeurer, toujours, dans leur ondulation d'algues et leur histoire figée ici : abandonnées.
Ce participe passé est absolument terrifiant et absolument magnifique, parce qu'il crée un présent dont la temporalité vue de près, est celle d'un mouvement d'algues, et la temporalité vue de loin, celle, pour l'éternité, d'avoir été abandonnées ; c'est-à-dire, d'être le produit d'une histoire, la suite d'une histoire et d'une seule, la fin et la suite de cette seule histoire : abandonnées.



Kijû Yoshida, Promesse, 1986



Sans espérance coincées dans cet état sans fin d'avoir été abandonnées, ces chevelures, leur idée, leur image verte, ondulent éternellement sur le bord d'une rivière.

Pourquoi ?

Parce qu'Emma Bovary les regarde.


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