samedi 10 août 2013

Marie à la terrasse, cinéma, expression, intérieur et extérieur




Tiens, voilà, je pourrais faire ça aujourd'hui.
Je sais que je pars pour deux heures, je sais que ça me prendra la journée.
Il est 14 h 15, belle heure, c'est les vacances, beau temps, je bois un peu de café et j'écoute les voitures, discrètes, je sens le soleil derrière moi dans mon studio un peu en renfoncement où la lumière entre surtout quand il y en a beaucoup, moins sinon, je tourne le dos aux fenêtres mais je sens la présence de leur éclaircissement, elles sont tout près tout de même, ce n'est pas très grand ici, et le bruit des voitures est une jolie musique, comme des vagues, pas de grands cris, des vagues qui passent d'un bout à l'autre du bout de boulevard qui est là, à vingt mètres, dans ce morceau d'été.

Voilà, suite à mon précédent article j'avais eu envie d'écrire quelque chose de plus, qui se serait appelé, par exemple, PS à Sofia Coppola, et à d'autres ; sur un point précis, assez précis, un problème de son film, dont je n'avais pas parlé, et qui est aussi un problème de beaucoup de films ; et c'est ce qui différencie beaucoup de films, d'autres, qui eux, sont justes ; et d'autres objets que des films, aussi, portent ce problème sans le savoir, sans le voir, sans le résoudre ; beaucoup le porteront toujours ; souvent des gens le portent, des personnes, souvent ou parfois, je ne sais pas ce qu'il faut dire, c'est toujours compliqué quand on prétend dire quelque chose "des gens" en ayant l'air de s'en extraire, quoi, vous voulez dire les autres ? Et qu'en savez-vous, que savez-vous d'eux ?
Non, je ne le prétends pas. Pour certains je le sais, mais les gens qui sont comme ça, ça les rend souvent difficiles, je ne les fréquente pas assez pour en savoir beaucoup plus ; j'évite leur compagnie avec le plus de politesse possible, quand j'y suis j'y tâche de m'y faire une place, ça ne les rend pas désagréables, ça laisse seulement planer comme en retrait le sentiment confus et un peu désolé de leur manquement à quelque chose, à eux-mêmes, à une part d'eux-mêmes qui serait leur vrai cœur et dont ils semblent avoir fait le choix de ne pas voir le moyen de s'y lier, de s'y fondre, d'être ça.

Mais les gens c'est une autre question, c'est compliqué, il faut prendre du temps pour parler, pour parler sans dire trop de sottises, trop de raccourcis, sans juger sans s'en rendre compte, sans se tromper, sur eux, sur soi comme celui qui parle, sur les idées mêmes qu'on amène, qui deviennent tout de suite trop rapides, trop mal taillées, trop brutes, inappropriées au détail, à la réalité, aux personnes réelles qu'on transforme par presse en quelques phrases mal regardées, dont on se rend mal compte de ce qu'elles disent, de ce qu'elles manquent.

Alors je vais parler de cinéma. C'est plus simple. C'est beaucoup, le cinéma ; mais c'est plus simple que les personnes, tout de même, ce sont des objets, pas des corps ; un corps un humain c'est obscur, tout de même, c'est opaque, on ne voit pas à l'intérieur, on n'en voit pas les méandres, on ne constate seulement que les signes extérieurs, les paroles, les habits, les visages, les coiffures, les maquillages, les poudres sur les joues, les choix de vocabulaire, les petites cicatrices, les petites imperfections, les grâces. On s'en fait une idée, on s'en fait une personne, mais après tout qui est-ce, quelle histoire, quelle traversée, quelle oblique de la ligne qui part de l'intérieur à l'extérieur, on ne peut faire que supposer, sentir, deviner, se laisser aller à croire qu'on connaît.

Le cinéma c'est autre chose, un film c'est un film, ce n'est pas ce qu'il y a dedans, à l'intérieur, et qu'on ne verrait pas ; ce qu'on ne voit pas, c'est ce qu'on n'a pas à voir, c'est ce qui n'est pas à voir. Il n'y a rien de caché, dans un film : tout est là, donné dans le visible, en pleine lumière. Il n'y a pas d'histoire antérieure, pas de demain, le présent de ce qu'on en connaît, le présent de ce film qu'on voit, est le seul temps qui existe, qui soit réel : comme un être qui donnerait à tous la même rencontre, ce même café à une terrasse, en un même vendredi soir, à la même heure, jusqu'au même départ à la même heure, le même au revoir, le même bus pris, le même carrefour, le même reflet sur la vitrine, sur le caniveau, et le même arrêt du moment. Si elle s'appelait Marie, quiconque rencontrerait Marie, la rencontrerait ce jour-là, au même endroit, et elle lui dirait les mêmes choses. Ce serait fou, et d'une merveilleuse simplicité.
Le cinéma, c'est Marie.
Je vous salue.
Hors de cette terrasse, de ce vendredi soir, après 19 heures et quelques minutes, elle n'existe pas ; chaque fois qu'elle existe, c'est là, à cette heure, à cette table, à cette chaise ; et toujours ce même sourire ; ce même sourire. Cette même hésitation dans le tremblement de la voix, quand elle parle de la marque de voiture ; à la minute trente ; ce même nom qu'elle donne à l'amour, parce que les filles, dans les films, quand elles parlent, parlent souvent d'amour, ou à la guerre, ou au chocolat, ou à la rue, à cette photo qu'elle a dans son sac, à ses chaussures, à ce souvenir qu'elle évoque de trois années avant, à ce projet qu'elle prononce de trois semaines plus tard, trois années qui resteront toujours trois années, un souvenir qui ne s'éloignera ni moins, ni plus que ça, trois semaines qui seront toujours dans trois semaines, Achille immobile, tortue immobile, pas immobiles, qui bougent, mais qui ne bougent jamais plus, ni jamais moins, que ce même mouvement qu'ils font et qu'ils refont encore chaque fois que le projecteur s'allume, qu'ils cessent de faire quand il s'éteint.




Jean-Luc Godard, Je vous salue Marie, 1985



Les gens pensent souvent que le cinéma est un divertissement.
Mais les gens qui pensent ça, je crois, ne savent vraiment, en fait, ni très bien ce qu'est le cinéma, ni ce qu'est un divertissement.
Un divertissement voilà ce que c'est, c'est le sens du mot, un divertissement c'est ce qui divertit, et divertir, cela signifie détourner. Un divertissement, c'est ce qui détourne de ce qu'il y a à voir. Un divertissement, c'est pour penser à autre chose.
À autre chose que quoi ? Il y a toujours un à quoi penser, dont le divertissement détourne.
Certains films sont des divertissements. Certains films, sont faits pour penser à autre chose. Mais alors, si l'on me permet d'en donner mon sentiment, un avis sur les mots et les catégories, alors ce sont, d'abord, des divertissements, pas du cinéma ; ce sont des objets à fin de divertissement, principalement, et secondairement, ils utilisent, pour arriver à cette fin, le moyen technique du cinéma, des caméras, des prises de sons, des acteurs et des bancs de montage, une salle obscure et de la lumière.

Mais si l'on parle de cinéma, en tout cas, moi, ce n'est pas de cela que je parle, quand je pense au mot cinéma. 

Ça n'est pas une question de sérieux ou de futilité, ça n'est pas une question de noblesse ou de manque de noblesse, ça n'est pas une question de cinéma intellectuel ou de cinéma populaire, ça n'est pas une question sociale en ce sens, c'est seulement, si l'on veut, que le divertissement, dans son acception la plus vile, qui est celle que je lui donne, c'est toujours, à un point ou à un autre, le mépris du spectateur, l'incroyance en sa capacité à s'émouvoir pour des choses belles, à rire de choses drôles, à s'intéresser à des choses intéressantes, à s'enthousiasmer pour des choses enthousiasmantes.

(Il y a des films merveilleux qui sont absolument divertissants, il y a des films divertissants qui sont absolument merveilleux, mais alors, je n'emploierai pas divertissement, il faudrait trouver un autre mot, celui-ci est comme sali d'avance par les jeux du cirque, la télévision, les religions, le mensonge politique.

Il arrive que le divertissement et le cinéma coïncident, vraiment ; aux débuts c'était très souvent, parce qu'aux débuts ça s'inventait, on ne savait pas, ça créait, tout était neuf. Un monde naissait en vrac.
Ensuite, le cinéma américain, un continent.
Mais je crois que le divertissement qui est merveilleux, ça n'est plus seulement du divertissement. Lubitsch, qui est follement divertissant - essayez donc de penser à vos soucis en regardant le moindre de ses films -, ça n'est pas seulement du divertissement.
On n'a qu'à dire qu'il y a les mauvais divertissements et les bons divertissements, simplement, les bons divertissements, moi je n'appelle plus ça divertissement, même quand c'est du divertissement. Parce que ça donne quelque chose, et ce qui donne quelque chose, ça n'est plus du divertissement, c'est quelque chose. Et comme on est au cinéma, ce quelque chose, je l'appelle cinéma.)


Le cinéma, ce n'est pas pour penser à autre chose ; c'est pour penser autrement.
Ce n'est pas fait pour ne pas voir ; c'est fait pour voir autrement.

Et ça fait toute une différence. Ça change la vie, comme différence. Littéralement, littéralement j'entends, ça change la vie. Ça la change.



Ça fait penser à autre chose ; mais dans cet autre chose, ça ne fait pas non-penser, oblitérer : ça fait penser autrement, avoir d'autres objets de penser, d'émerveillement, d'angoisse, d'attente, de questionnement et d'intérêt, d'amusement, d'émotion. C'est de la vie supplémentaire ; pas un à la place de la vie.




Ernst Lubitsch, Bande-annonce du film perdu Beau Sabreur, 1928



Alors, je voulais parler de quelque chose, parce qu'en voyant le film de Sofia Coppola j'avais eu envie de le lui dire, de le dire, et puis je ne l'avais pas fait, parce qu'on ne peut pas accorder à Sofia Coppola trop d'attention comme si lui parler allait rendre son prochain film meilleur, on n'a pas cette espérance-là, cette confiance ; mais Sofia Coppola ce n'est rien, c'est un symptôme, non, pas un symptôme, c'est un, c'est-à-dire, la maladie qu'elle porte est une maladie commune, très commune, l'erreur qu'elle fait elle n'en a pas le privilège, c'est comme si elle faisait une publicité, tout le monde fait des publicités, non, alors, je prends Sofia Coppola comme point d'appui, pardon Sofia, mais après je parle pour parler d'autre chose, pour parler de cinéma, par exemple, et de justesse, et d'évidence, ou d'autres mots qui seront meilleurs quand il s'agira d'en parler.

Voilà, pour dire en deux termes de quoi il s'agit, c'est intérieur et extérieur. C'est la distinction entre ce qui part - qui existe, qui s'exprime - de l'intérieur, et ce qui part de l'extérieur. Le premier est comme une anguille qui sort d'une boule de mousse et va s'en aller dans la mer, qui sort d'un œuf, d'une peau, d'une membrane, et va se répandre à l'extérieur ; le second est comme un artisan qui tente avec des constructions, d'habiter un vide, d'habiller un vide, d'emplir une pièce vacante dans laquelle il se rend, qu'il cherche à habiter.
Et là encore, ça fait une différence.

Il ne faut pas faire des racismes ; des jugements, des définitions préalables, antérieurement au réel, des pensées préconçues pour recevoir les choses. Mais on peut faire des différences, des distinctions. Tout de même, ça aide à penser. Au lieu d'un monde qui est comme un grand même dense et confus, petit à petit on distingue, on fait des pays, des chambres, des formes de villes, des matériaux, des statues et des bêtes sauvages, des serpents et des lacets, des piscines et des larmes, des visages, des photos, des portraits, des images et des personnes.
Tout cela ce sont des différences, des distinctions, des différenciations, du regard qui se détaille. Ça évite parfois des morts, des enfermements, des suicides, des mensonges, des folies, de regarder les détails, et de faire des distinctions. C'est important.
Nous sommes nombreux sur cette grande terre. Faire attention à ce qu'on voit, à ce qu'on comprend, à ce qu'on dit, c'est important. Vraiment.




Marguerite Duras, Les Mains négatives, 1979



Alors, intérieur et extérieur. Qu'est-ce que ça veut dire. De quoi on parle.

Je parle une dernière fois de Sofia Coppola pour répondre, après on parlera d'autre chose, si vous voulez bien.
Dans son film, le dernier, Bling Ring, Sofia Coppola met en scène une partie de la population humaine à laquelle elle n'appartient plus vraiment : les jeunes.
Sofia Coppola n'est pas vieille, elle a quarante ans peut-être, mais elle n'est pas une jeune, elle n'a pas seize ans, dix-huit ans, vingt ans, elle n'est plus ce bloc d'innocence, d'ignorance, de désir et d'aveuglement, de recherche, de rééquilibrage constant, tâtonnant, éperdu, magnifique, qu'est quelqu'un de seize ou dix-huit ans. Elle n'est pas ça et elle ne sait plus exactement ce que c'est.
Mais elle le voit de l'extérieur : comme des baleines, des dauphins, des vaches, des petits veaux dans le pré, Sofia Coppola observe des jeunes.
Et que voit-elle ?
Que voit-elle quand elle voit un veau, un dauphin, une vache ? Sent-elle en son corps ce qu'est le corps dauphin, sent-elle comment il glisse dans l'eau, sent-elle derrière ces yeux le sentiment qui voit cette eau et y avance, sent-elle le goût pour le dauphin du poisson frais dont le sang se répand dans sa bouche ?
Non, Sofia Coppola voit de l'extérieur le dauphin, le jeune, elle en voit très littéralement les signes extérieurs, les signes, les signes, qu'est-ce que c'est les signes ? Parce que c'est le cœur du problème.
Les signes, c'est ce qui s'émet, les signes, c'est la forme exprimée de l'intérieur, qu'est-ce que ça veut dire.
Ça veut dire un corps ça ne parle pas. Un être ça ne parle pas. Un désir, ça ne parle pas. C'est. C'est muet, c'est, c'est là, c'est sans mots.
Mais ça envoie des traducteurs.
Le désir, par exemple, n'est pas en mots, la douleur, n'est pas en mots, l'espérance, n'est pas en mots. Ils sont en désir, en douleur, en espérance.
Mais pour parler avec les autres, on ne peut pas envoyer, tels quels, son désir, sa douleur, son espérance. L'autre va les recevoir avec quoi ? Et avant même qu'ils les reçoive, avec quoi les envoie-t-on ?

Alors on les envoie avec des signes. Et l'autre reçoit des signes. Dont il comprend l'origine.
On envoie des larmes. L'autre voit les signes des larmes, dont il comprend l'origine, qui est la douleur. Parce que dans son vocabulaire de signes, les larmes sont équivalentes à l'émotion, à la joie, à la douleur, et que si vous ne souriez pas, s'il voit vos larmes, il pensera à la douleur.

Ou bien on envoie des mots : on envoie "j'ai mal". Ou "je suis heureuse". Ou l'on rit. Ou l'on danse. Ou l'on court hors du jardin.
Et "j'ai mal", ou "je veux aller voir la mer", sont des signes, parce que nous partageons un langage et que nous avons le sens des mots, comme des repères, alors, si l'on nous dit "je veux voir la mer", on n'a pas accès au désir de l'autre de voir la mer, qui est un sentiment sans mots, intérieur, comme une couleur, comme un son ; mais ses mots nous envoient les traducteurs, approximatifs, forcément approximatifs, de cette couleur. Et cela nous permet, à nous, de comprendre qu'on ne nous parle pas d'avoir faim, ou mal, ou soif, ou peur, mais envie d'aller voir la mer. Alors on ne se comprend pas tout, pas entièrement, pas complètement, les couleurs restent intérieures, mais tout de même, on s'entend, et on s'en sort.

Et puis il y a des signes plus flous. Des signes qui ne savent pas. Qui ne savent pas d'où ils partent, de quelle couleur ils veulent se faire le traducteur. La jeunesse, celle des quinze ans, est un moment où fusent des signes en tous sens qui ignorent tant leur origine que leur destination promise ; certains gardent par habitude cette ignorance des causes des signes, ils font des erreurs sur eux-mêmes, ils se trompent de signe et ils se marient, se suicident, acceptent un travail, quittent quelqu'un, changent de robe, jettent la nourriture, boivent le mauvais verre.
Ils reçoivent des signes et le code leur manque, ils ne savent pas de quoi ça part, quelle couleur ça dit, qu'est-ce qu'il peut bien y avoir avant, en amont, dans le grand paysage confus de l'intériorité qu'ils sentent en eux sans avoir les yeux pour la déchiffrer, les oreilles pour entendre les voix autrement que comme un pêle-mêle confus où tout se mélange et l'on fait comme on peut pour assigner un sens aux mots, une origine aux signes, une couleur aux voix intérieures.

Et puis des fois on entend mal. On nous dit des mots (des mots non-verbaux, ça existe aussi, appelez-les comme vous voulez, des signes, des attitudes, des silences, des mouvements, des présences du corps, des absences…) et nous les renvoyons à des couleurs qui ne sont pas les bonnes. Nous mésinterprétons. Ou c'est l'autre qui mésexprime. Au final, un malentendu. Parce que les signes ne sont pas les choses, ce sont des traducteurs, et que le mélange de savoir, d'intuition et d'expérience qu'il faut pour les entendre, ou les dire, n'est pas un livre universel, que chacun porterait en lui. C'est un essai, une tentative, personnelle, intime, défectueuse, magnifique aussi et bouleversante dès qu'on la voit, de se faire entendre et d'entendre. Et la vie humaine se poursuit, dans les magasins, les boulevards, dans les relations amoureuses, dans les amitiés, les séparations, les compréhensions immédiates, les errements, les découvertes et les rencontres, mêlés dans le temps qui passe et qui les lie comme la couleur d'une même époque lie des souvenirs, et nous donne après-coup le sentiment confus, certain, étrange, de leur présence dans un même moment de notre passé, qu'ils sont bien advenus au même moment de nos vies.



Eugène Green, Les Signes, 2006



Alors, le cinéma, on fait des films. Je parle du cinéma mais c'est vrai dans la danse, c'est vrai en peinture, c'est vrai en musique, en cuisine, et c'est sans doute vrai en poterie, en course à pied, en tout, parce qu'en fait c'est vrai en tout. C'est comme ça, on n'y peut rien, c'est la vie.


Sofia Coppola regarde des jeunes et elle veut retranscrire des jeunes, alors Sofia Coppola regarde leurs signes, et Sofia Coppola reproduit les signes, mais les signes de jeunes ne font pas des jeunes. Voilà, c'est aussi simple que ça, tout est dit.
Sofia Coppola essaie de fabriquer des jeunes avec des mots de jeunes, des préoccupations de jeunes, des humours de jeunes, il y a quelques scènes comme ça, devant le miroir, les filles qui parlent entre elles de leurs culs respectifs, de leurs robes, de vouloir "look hot, but not desperate", et que donc cette robe est la bonne.

Mais c'est du toc. Pourtant cette réplique est plutôt bien vue, plutôt drôle, l'actrice est d'abord une fille alors elle sait que c'est vrai quand elle prononce les mots, coup de chance, ou coup de talent si on y tient, mais pourtant, mais pourtant, ce petit éclat de justesse, je vous jure que c'est ce que j'ai ressenti, je ne vous dis pas que ce soit la vérité ultime mais je vous jure que ce n'est pas de la reconstruction après-coup, ce petit éclat advient lui-même dans une pièce vide, une pièce vide qui est un monde vide, qui est ce monde artificiel qui est fabriqué avec des signes qui font monde, avec des posters dans la chambre, avec des visages de vraies filles, avec des corps jeunes, avec des coiffures jeunes, avec des robes jeunes, mais dans un monde où rien ne résonne, où rien ne se lie, comme une pièce où les invités nombreux se regarderaient tous en chien de faïence, sans échanger une seule parole, et les invités, ce sont les signes du monde, et la pièce où ils se regardent, c'est ce monde fabriqué qui ne parvient pas à faire monde.
Le monde, c'est ici la jeunesse, et c'est au-delà le monde, tout ce monde convoqué qui à aucun moment ne parvient à prendre comme monde.

Et la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, Mesdames et Messieurs, la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, d'abord c'est parce qu'il n'est pas monde, mais ça ce n'est pas rédhibitoire, la raison pour laquelle il ne parvient pas à faire monde, c'est parce qu'il est fabriqué de l'extérieur, c'est-à-dire, de l'extérieur, c'est-à-dire, ça consiste à ajouter des attributs, des signes, à quelque chose de vide, qui est le corps absent qu'on tente d'habiller, au lieu de partir d'un corps, en commençant par le ventre, par le cœur, par les pattes, par la tête, corps qui de lui-même, comme en continuation de son être, portera par nature les attributs du corps.

Et c'est ce qui fait la différence entre un film juste et un film injuste, entre un film vrai et un film faux, entre une danse juste et des mouvements dans le vide, entre un plat préparé et un plat cuisiné, entre une parole réelle et un stéréotype.




Pier Paolo Pasolini, Les Mille et une nuits, 1974



Alors quoi, pour faire un film sur les jeunes il faut être jeune ?
Non, pas du tout.
Enfin si, mais pas dans ce sens-là. Et c'est bien au-delà de la question de la connaissance du sujet.

Je prends un autre exemple, extrêmement désagréable, ce sont les films qui se passent dans les années 1930, ou 1970, et qui de ce fait s'imaginent, mais s'imaginent de plus probablement très sincèrement, que l'enjeu de la justesse de leur film se situe dans une attention encyclopédique aux détails, à telle frange, telle coupe de revers, telle chanson, tel jour de tel mois de telle année, les montres, les coupes, les noms, les mots, les références et les savoirs.
Mais tout ça c'est de la parade. Tout ça c'est du vide, de grands gestes des bras faits sur une scène vide, c'est de la représentation au sens le plus désespéré du terme, parce que sous tous ces signes, tous ces tissus, tous ces chapeaux et tous ces fards, il n'y a pas de corps.
Quand il y a un corps sous le tissu, quand il y a un réel à l'intérieur des signes, soudain, tous ces détails on ne les voit plus. Ils sont là, ils sont partout, mais ce ne sont plus eux qu'on voit ; on les voit si l'on prête attention ; pas parce qu'on nous les crie au creux de l'oreille. Oui, j'ai vu, tu as mis un beau tissu, et le design des chaises est parfait, complètement avril 73. Que veux-tu que ça me fiche ?
Mais vraiment, que veux-tu que ça me fiche ?
C'est-à-dire, vraiment, quel est mon intérêt là-dedans ?
Je ne dis pas que le mois d'avril 73 m'indiffère, mais maintenant, imaginez que vous rencontrez une fille ; vous l'invitez à boire un verre ; le film c'est lui qui vous invite, alors disons elle vous invite à boire un verre ; bref vous êtes à une terrasse ; elle commence : "En avril 73, le premier du mois, le président Nixon s'est rendu à Mururoa pour un congrès sur la framboise…" ; par un mélange de courtoisie et de curiosité, vous demandez "ah oui ? et, alors, que s'est-il passé ?" - "Alors le congrès s'est ouvert le lundi à huit heures, c'est d'abord le roi des Açores qui a pris la parole, et…" - "Ah oui ?" - "Oui, et ensuite à quatorze heures, la délégation du Sri Lanka, et…" - "Ah oui ?"

Cette fille est sûrement adorable, ravissante, brillante dans ses études, mais à un moment, si vous êtes sincère, viendra la question fatale : "Qu'essaies-tu de me dire ?"
- "Ah rien, pourrait-elle vous répondre, je te raconte".
Mais si elle n'essaie rien de vous dire, et simplement, "vous raconte", comment c'était, l'information, tous les détails, sans donner à l'ensemble la direction particulière d'une volonté, d'un désir ou d'un questionnement, à un moment vous aurez la possibilité de lui répondre (un peu goujatement, mais non sans pertinence) : "Et qu'est-ce que tu veux que ça me fiche ?"

C'est-à-dire, en d'autres termes, qu'est-ce qui t'a fait imaginer que connaître l'intégralité des détails de ce qui se passait au mois d'avril 1973, allait m'intéresser, si tu n'essaies pas d'en dire quelque chose ? Ou alors, tu as pensé que je faisais une thèse, peut-être, sur ce sujet, alors c'est un malentendu ; mais sinon, pourquoi ? pourquoi ? Tu ne veux pas plutôt me parler de toi, ou de ce que tu aimes, ou de ce que tu n'aimes pas, ou de ce qui t'intéresse, ou de n'importe quoi ou de l'aviation civile ou même du mois d'avril 73 si tu veux mais pour dire quelque chose ?

Pas plus que les personnes, le cinéma n'est fait pour recracher un tombereau brut d'informations non transformées.
Même le cinéma documentaire a un but, un horizon, une question, même le cinéma documentaire n'est pas l'agencement creux d'informations visuelles / sonores / cognitives liées par la simple contingence spatio-temporelle du contexte historique et spatial de leur sujet.
Il y a une volonté derrière, un désir, un questionnement. Sans quoi il n'y a rien.

J'ai oublié le nom de ces films, parce qu'on ne peut pas dévouer trop de soi à des choses inintéressantes, ou bien l'on dépérit. Mais quand des gens me parlent de films en me vantant que les décors, les habits, les musiques, "tous les détails" (expression récurrente d'un film à l'autre d'un an sur l'autre), sont tellement "bien faits ?" que l'on se croirait vraiment en avril 73…, quand on me dit ça je sais deux choses : d'une part, ce sera probablement un film inutile, un petit mensonge en quelque sorte (oui on peut se tromper, bien sûr ; mais souvent on le vérifie, on vérifie que quand un film porte tant d'attention à faire ces efforts-là, il en néglige un peu les autres, ceux qui consistent à faire un film) ; d'autre part, surtout, je ne me croirai pas en avril 1973.
Pourquoi ?
Parce qu'au lieu d'être avril 73, le film a voulu reproduire avril 73.
Parce qu'au lieu d'être des jeunes, Sofia C a voulu reproduire des jeunes.

Parce qu'au lieu de porter au jour une essence, une réalité, une intuition, un désir, en leur donnant une expression, on a cherché à rassembler des signes pour faire croire à l'existence, en-dessous, de cette réalité, comme on assemblerait des habits pour faire croire à l'existence d'un corps en-dessous, mais on n'a pas jugé nécessaire qu'il y ait vraiment un corps dessous, alors ça ne sert : à rien.




Robert Bresson, Le Diable probablement, 1977



Alors je repose ma question, pour faire un film sur les jeunes, faut-il être jeune ? Non, il ne faut pas avoir moins de 21 ans.
Autrement dit, il n'est pas nécessaire, pour être juste, de connaître son sujet de l'intérieur, dans un sens concret et superficiel, dans un sens si l'on peut dire "administratif".

Il y a des jeunes qui ne savent pas ce que c'est d'être jeune. Il y a des amoureux qui ne savent pas ce qu'est l'amour. Il y a des gens qui parlent d'amour sans avoir été amoureux. On ne sait pas ce qu'il faut pour faire un bon film. On ne sait même pas ce qu'est un bon film. Alors ?

Alors débrouillez-vous. Maintenant, tout de même.


Non, on n'est pas obligé d'être une femme pour faire un film sur une femme. Mais si à un moment donné on n' "est" pas un peu une femme, de l'intérieur, ou on ne "voit" pas un peu une femme d'une manière un petit peu réelle, on va faire un film sur un homme, sans qu'on le sache, et cet homme sera joué par une femme.
Sofia Coppola a fait un film sur une reine de France, qui était en réalité un film sur une adolescente riche new-yorkaise. À aucun moment elle n'a été le moindre instant une reine de France ; mais si elle n'accueille pas un peu en elle une reine de France pendant qu'elle fait un film sur elle, c'est impossible, c'est vain, que voulez-vous qu'il en sorte ? Si l'on ne meurt pas d'une manière ou d'une autre quand on fait un film sur un homme qui meurt, comment voulez-vous que cet homme meure ? Il feindra l'évanouissement, voilà tout.

(Notons-le. Il y a une réponse radicale à toutes ces questions, qui consiste à être encore moins, quant aux apparences, ce que l'on prétend être, à se situer dans une radicale anti-imitation, dans un anti-réalisme total, pour autant que réalisme signifie adéquation aux apparences ou ressemblance superficielle, et s'il le faut, à mourir en s'asseyant calmement puis en s'allongeant et en fermant les yeux. Personnellement, je trouve cette solution parfaite, comme je trouve parfaits les films de Bresson, d'Eugène Green, de Serge Bozon, et d'une justesse absolue, et qui rend pratiquement invisible n'importe qui d'autre après, qui a l'air à côté de s'agiter pour rien. Mais ces solutions, celles de Bresson ou celles de Green, qui se défont de toute imitation au sens vulgaire dans la direction des acteurs, sont aussi en définitive les solutions parmi les plus vraies qu'on ait données au cinéma, et de celles, paradoxalement, où l'on est le plus là où l'on prétend nous amener. À côté, il n'est rien qui ne paraisse menteur.
Heureusement l'impression se dissout ensuite dans le talent des autres films, et l'on peut à nouveau les regarder aussi. Gena Rowlands est toujours là, et toujours parfaite aussi. Tout va bien.)




Gena Rowlands & Peter Falk dans Une Femme sous influence, de John Cassavetes, 1974




On n'est pas obligé d'être ce dont on parle. Mais alors il faut l'entendre. Et l'entendre, à un moment, c'est l'être un peu. C'est s'ouvrir à l'autre, l'accueillir en soi, et à un moment, lui faire une place à l'intérieur et à cet endroit-là, lui laisser la place pour nous faire sentir ce que c'est, que d'être cet autre. Et si l'autre n'est pas là pour nous parler, si Marie-Antoinette ne revient pas des mortes, on invente, mais on invente avec une intelligence qui elle ne s'invente pas, et que Coppola ne possède pas, et qui est, tout au moins, l'intelligence humaine, cette intelligence qui coïncide avec une certaine forme d'écoute, d'entente, d'ouverture, à cela que le reste du monde nous dit.

Parce qu'enfin il faut dire une chose. Sans quoi on ne pourra pas se comprendre.

C'est qu'on est aussi ce qu'on n'est pas.

Pour peu qu'on veuille entendre.


La seule question est : jusqu'où peut-on être ce qu'on n'est pas, c'est-à-dire, non pas jusqu'à quel point de compréhension peut-on être cela qu'on n'est pas, mais : jusqu'à quelle expérience de vie peut-on comprendre sans partager cette expérience, à partir de quand, à partir de quoi, bascule-t-on dans l'intransmissible, à partir de quelle ligne l'altérité devient un champ inaccessible, illisible, qui nous force à la bêtise, à l'inadéquation ?

Avant cette ligne, il y a des points d'entente même quand il n'y a pas de point de connaissance. C'est-à-dire, que les expériences humaines sont au carrefour, si l'on veut, de deux champs : celui de la singularité de l'expérience, celui des universaux qu'elle met en jeu. Par exemple : Nicolas s'est fait quitter par Caroline. Pierrick s'est fait quitter par Mélanie. Nicolas n'a jamais embrassé Mélanie. Pourtant, il comprend à peu près ce qui rend triste son copain Pierrick. Les expériences sont factuellement distinctes, mais les universaux qu'elles mettent en jeu peuvent être, dans une certaine mesure, compris au-delà du factuel. 

Autre exemple. Lise raconte à Gérard qu'elle s'est trouvée dans une situation extrêmement angoissante où elle a craint d'être violée. Gérard n'a jamais craint d'être violé. Mais Gérard, un soir d'avril 73, s'est retrouvé dans une situation extrêmement angoissante où il a craint de se faire tuer. Gérard ne sait rien du viol. Mais il lui reste de sa peur assez d'universalité pour entendre une partie de ce que lui dit Lise.

Autre exemple. Lise raconte à Élise qu'elle s'est trouvée dans une situation extrêmement angoissante et qu'elle a craint d'être violée. Élise ne s'est jamais trouvée dans une situation extrêmement angoissante où elle a craint pour quelque chose de grave. Élise dit : "oh ma pauvre". Élise n'a rien compris.

Autre exemple. Lise raconte à Andrew et à Clara la même histoire. Andrew, Clara, n'ont rien vécu qui y ressemble. Mais par une sorte d'intelligence humaine, d'attention, d'écoute, ils vont entendre quelque chose quand même.

Autre exemple. Bérénice s'est fait violer. Pas dans la peur, mais dans le réel. Jusqu'où les précédents la comprennent-ils ? Où commence l'incompréhensible ? Jusqu'où l'expérience est imaginable ? Jusqu'où peut-on la supposer par la mise en œuvre de l'écoute, de l'entente, de l'intelligence humaine ? Où nous laisse-t-elle en route, ignorants et impossibles ?

Cette limite n'a pas de coordonnées géographiques, elle n'est pas fixée, elle est une question. Elle est le où ?
Elle se cherche, elle se questionne. Elle est nommée comme un point d'ombre, un angle mort. Il y a des expériences très simples, quotidiennes, qui sont vécues par d'autres, et qui pourtant, là, cette fois, sont intransmissibles. Nicolas n'a peut-être rien compris de ce que lui disait Pierrick, parce qu'en fait, c'était autre chose.




Orson Welles, The Tragedy of Othello : The Moore of Venice, 1955




Pour faire un film il faut tâtonner cette limite parfois, comme pour faire un livre ou faire une musique, et comme pour faire absolument n'importe quoi de réel, une simple parole juste, une rencontre réelle, ou ne serait-ce que marcher dans un lieu du monde, cette limite qui détermine, aussi, le point de passage et de concomitance entre ce que l'on connaît et ce que l'on ignore, ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas, ce qui est clair et ce qui est obscur, ce qui est obscur dans le clair, ce qui est clair dans l'obscur, ce que l'on ne comprend pas et ce que l'on découvre, et tout ce qui est réel se situe dans cet espace mouvant et innommable, sans nom, qui est celui où l'on ne peut inventer que ce que l'on ignore, où l'on ne peut trouver que ce que l'on ne sait pas, où l'on ne fait advenir que ce qui n'existait pas avant qu'on vienne à le toucher.
Ici, quelque chose se passe.

Quelque chose se passe parce qu'au lieu d'appeler à soi du connu - et c'est-à-dire, souvent, du mal connu -, des signes, pour habiller ce trou aspirant de l'ignorance comme si l'on savait ce que c'est, on est allé se jeter dedans pour le parler, l'agir, le connaître et l'ignorer, de l'intérieur.
C'est là que connaissance et invention, document et fiction, réel et invention, entente et imagination, s'imbriquent dans un acte de création où ils sont finalement indémêlables parce qu'ils sont indifférenciables, parce que ce qui invente, invente parce qu'il entend, parce que ce qui entend, invente ce qu'il entend, comprend parce qu'il invente, parce que ce qui ignore, sait cela qu'il ignore pourtant, et parce que ce qui sait, ne sait pas ce qu'il sait, parce que toutes ces fonctions, différenciées dans d'autres activités plus administratives de la vie humaine, ici ne sont plus différenciées, plus tant que ça, les catégories deviennent perméables, empruntent les unes aux autres des attributs, des fonctions, on tâtonne, on perd des savoirs, et en perdant des savoirs on gagne aussi de nouveaux pouvoirs, comme qui marche seul dans la forêt se met à entendre avec les yeux, à voir avec les mains, à marcher avec le nez, à ressentir avec les bras et à parler avec les jambes.

Ici, on travaille de l'intérieur.

Ceux qui travaillent de l'extérieur, c'est ceux qui s'imaginent qu'en faisant beaucoup d'arbres très ressemblants, beaucoup de bruitages très bien copiés, ils vont recréer une forêt, en oubliant toujours de convoquer cette donnée unique, d'aller en quête de cette seule chose essentielle, qui n'est pas technique, qui n'est pas copiable, et qui est universelle pourtant et peut même se passer de forêt, d'arbres et d'animaux et de terre au sol, dans ce qu'elle a d'universel au-delà de ces points qui sont ses points d'ancrage concrets dans la réalité des vies concrètes, à savoir simplement : le sentiment d'une forêt. On peut avoir mille arbres parfaits, et ne faire naître aucune forêt, parce qu'on les aura plantés sur du vide. On peut avoir quatre murs blancs, et par une sorte de miracle, indépendant de la ressemblance, de l'information, de la reproduction, y planter comme une âme non pas des images d'arbres, mais le sentiment d'une forêt.




Shinji Aoyama, La Forêt sans nom, 2002



De l'intérieur, cela ne veut pas dire en ayant soi-même fait la traversée de la mer noire sur une embarcation de fortune, vaincu le requin avec les mains, s'être fait courser par un dauphin, manger la jambe par un oiseau, avoir confectionné trente-six colliers de moustiques par les nuits de demi-lune.

De l'intérieur, ça veut dire aller dans cette zone, comme dans une forêt, et entendre, et marcher, et sans carte, doucement, avancer ; doucement, et c'est aussi courageusement ; cette zone, qu'on peut appeler ignorance, qu'on peut appeler universel, qu'on peut appeler vie humaine, qui est la zone sans géographie où l'expérience humaine se défait de sa surface comme d'un vêtement de ville et entre nue dans l'eau claire et sombre de l'universel, de la vie humaine commune, de la proximité immédiate avec l'altérité, avec sa voix propre, avec sa différence, et avec ce qui sous sa voix est distinct de soi, et avec ce qui sous sa voix est proche de soi, et avec ce qui dans sa voix et sous sa voix s'écoute, s'entend. Comme une musique, comme une parole, comme le battement d'un corps en vie.





mardi 18 juin 2013

Bling Ring & Sofia Coppola



Ce qu'il y a d'absolument fascinant avec Sofia Coppola, c'est à quel point, une fois qu'elle a dit ce qu'elle avait à dire ("je m'aime"), elle n'a rien à nous raconter. 

Et à quel point elle le dit.




Rien de rien de rien de rien. 
Elle s'en fiche complètement d'ailleurs, ça ne l'a jamais empêchée de faire des films, de continuer de délivrer son discours d'amour pour elle-même, ses copains, ses copines, les gens qui lui ressemblent, ceux auxquels elle aime ressembler, sa connaissance des marques qu'elle aime et ce grand mystère jamais résolu : mais pourtant, Virgin Suicides, c'était bien, non ?

Donc elle doit bien avoir, quelque part enfouie dans cette âme perdue, une étincelle de talent ? Qu'en fait-elle ? Où l'a-t-elle laissée ?


Lost in translation nous avait prévenus : "L'autre, nous disait-elle en substance, je m'en fiche. Les Japonais sont rigolos parce qu'ils sont trop bizarres parce qu'ils sont trop différents de nous. How fun !
Malgré Bill Murray, malgré la bande-son hype (on était triste un peu d'entendre Jesus & Mary Chain conclure cet abîme de stupidité revendiquée), malgré la très belle impression qu'avait laissée son romantique premier long-métrage, le véritable frère cinématographique de ce scandale de narcissisme personnel et politique qui est Lost in translation, c'est Ace Ventura en Afrique.

Déguisé en objet cool, c'est simplement un film raciste. Pas tant, ou pas seulement, raciste envers les Japonais : les Japonais sont des autres parmi d'autres, ceux-là peut-être un peu plus rigolos. 
Raciste ontologiquement : les autres, c'est nul. Ha ha ha.






Au cas où l'on n'aurait pas bien compris, Sofia C enfonçait le clou avec son Marie-Antoinette, qui nous coinçait deux heures dans une salle de ciné pour nous dire voilà : les peuples, l'Histoire, les morts, les enjeux politiques, les violences humaines, les préoccupations de l'existence, la vie des gens et en fait tout ce qui sur cette terre porte le drapeau de l'altérité, laissez-moi vous dire, je m'en fiche mais alors complètement.
Être une citoyenne de ce monde, donner un sens à ma parole, porter la responsabilité qu'implique le fait de rendre publiques les œuvres que je crée, je m'en fiche cosmiquement.
Ce qui m'intéresse, c'est les chaussures : regarder par terre et voir les couleurs.
La puérilité immense et l'égocentrisme minuscule des problématiques soulevées par cet objet filmique n'apercevaient aucune lumière.

(La même année, une ode magnifique à l'altérité, Le Nouveau Monde de Terrence Malick, répondait, comme par coïncidence, au film de Coppola, comme si les deux cinéastes parlaient au même moment depuis deux extrêmes du rapport à l'altérité : ici honteuse indifférence, là émerveillement et quête infinie.)






Avec Somewhere, personnellement je me suis reposé. 
Ne courant pas après les moments désagréables de vie ou les raisons d'être en colère, je l'avais laissée sortir son film sans prendre la peine - littéralement, la peine - d'en savoir plus. Je ne sais pas ce que c'était. J'ai vu une piscine sur l'affiche.






Note : ce qu'il y a de bien avec les titres de Sofia Coppola, c'est qu'ils semblent tous concorder pour décrire cet être, elle-même, que les films qu'elle crée dessinent en revers.

Virgin Suicides : mourir sans avoir connu l'autre, avoir traversé le monde sans lui ouvrir son corps.
Lost in translation : oui, notre petite fille riche est perdue dans la traduction, dans la parole de l'autre qui reste insignifiante, intraduisible, bla bla inconsistant qu'elle moque sans connaître, sans entendre.
Marie-Antoinette : une reine égarée dans un monde qui n'est pas le sien, qu'elle mourra, là aussi, sans avoir connu, sans s'être vraiment mêlée à lui.
Somewhere : parce qu'être somewhere, si l'on en croit la réalisatrice, c'est être nowhere else, parce que nowhere else matters. Expression minimale de l'indifférence à tout ce qui dans le monde est loin de moi de plus d'un mètre cinquante.

Enfin Bling Ring, qu'on pourrait traduire mot à mot par le réseau du toc, ne décrit pas seulement un groupe de jeunes gens attachés à s'emparer de bijoux, mais la vie brillante, consanguine et superficielle, dont le cinéma de Sofia Coppola a toujours fait l'apologie : apologie clinquante, narcissique et superficielle, et qui ne fait pas du tout envie, l'apologie d'une vie en toc.








Hier donc, faisant effort de contrition et d'ouverture, j'acceptai une invitation à aller se fader Bling Ring, et pourquoi pas, c'est lundi soir.


À ma grande surprise, ce ne fut pas insupportable. Comme si la réalisatrice avait grandi mettons de 14 à 16 ans.
Non, vraiment, ce ne fut pas insupportable. Marie-Antoinette avait été insupportable, Lost in translation avait été dur, et Bling Ring… se passa, sans signe organique de douleur, pas de tremblements, convulsions, hurlements en faveur du marquis de Sade…
Ce qui représente, on le comprend, un progrès considérable.

On se demande même, c'est difficile à préciser exactement mais on se demande même, si Sofia Coppola ne prendrait pas, parfois, une certaine - attention - une certaine "distance" avec son sujet. Signe, peut-être, de sa très lente maturation vers l'âge adulte. 






En effet, on peut ressentir, par exemple dans l'usage des musiques, notamment dans la première moitié du film, non pas seulement un simple collage, pour charger les musiques de tout le poids narratif et de discours qu'elle ne sait pas donner à ses images (c'est-à-dire, la plupart du temps c'est bien ce qu'elle fait ; mais, on dirait, pas toujours), mais encore, parfois, une sorte de décalage, atmosphérique, difficile à situer de manière exacte et difficile à attribuer avec certitude à un choix ou à un ratage, décalage entre la forme séduisante (tout est relatif) des musiques, des attitudes et des images, et la pauvreté humaine qui se révèlerait sous l'habit. Mais qui se révèlerait, peut-être, volontairement. Ce serait le progrès de la maturité.
Cela tient peut-être à un rapport assez subtil entre le volume des musiques et celui des bruits de la scène, où l'on peut à la fois entendre les musiques, les entendre fort, entendre qu'elles prennent et qu'elles entraînent, et entendre, comme un secret honteux de l'espace sonore, des bruits discrets, pauvres, un peu médiocres, pas très forts, qui viennent égratigner comme discrètement le hip hop ravageur qui tâche de les cacher.

Comme si au lieu d'être invités à adhérer naïvement au rythme séduisant des musiques et à celui qu'elles cherchent à donner au film, nous devions ressentir, à la place ou simultanément, le décalage entre ces musiques censées entraîner les images, les personnages et les actions, et la sensation que les personnages se débattent dans des actions qu'au lieu de vouloir rendre glamour, Coppola chercherait en fait à nous montrer - ou à nous donner à entendre - comme cheap, ternes, voire mauvaises, sous le vernis glamour qu'elle apposerait par les musiques, et plus généralement par une manière filmique de les suivre sans les suivre, d'être dans une apparence d'empathie qui aurait vocation à montrer son propre craquellement, pour nous faire comprendre que, en fait, même si c'est vrai que c'est sympa, elle trouve que ce n'est pas si cool d'aller piquer les escarpins de Paris Hilton.

On le voit, c'est abyssal.







On passera, pour ne pas apporter trop de pièces à un dossier qui ne le demande pas, sur le fait que pour traiter son sujet, Sofia Coppola nous décrit un monde, à l'intérieur de Los Angeles, où toutes les maisons et voitures des riches sont ouvertes, non surveillées, et où la seule différence qui existe entre les différents habitants de la ville s'exprime dans ce fossé symbolique : avoir ou non une robe Balmain.

On ne serait pas honnête cependant si l'on ne précisait, aussi, que ce film a des moments drôles, plutôt joyeux, et que, même s'il est peu inventif et sans intérêt pour le bien du monde, quand on s'attendait à l'extraordinaire gâteau de prétention et de confiance en soi qu'avait été Marie-Antoinette, Bling Ring apparaît finalement relativement humble. 
Il ne prétend pas à beaucoup plus qu'un long épisode de série télé, et se déroule dans une simplicité qui, même si elle souligne son manque d'ambition, est aussi à son honneur. On n'essaie pas trop de nous impressionner, on dit peu mais on ne le crie pas, les comédiens sont justes et semblent liés entre eux par une sorte de gentillesse bon enfant, qui donne au film la saveur un peu dominicale d'un teenage movie ensoleillé qu'on aurait regardé dans nos années lycée, et qu'on reverrait un peu plus âgé, pour y retrouver la candeur, les sorties de classe, le rose aux joues, et tous les petits flux souterrains d'émois divers mêlés et ignorants qui font le charme irratrapable de l'adolescence, cette enfance des sentiments.






Arrivons tout de suite à la conclusion, parce que passer plus de temps à parler de ce film qu'il n'en a fallu pour le voir commencerait, là aussi, à constituer une sorte d'injustice sociale.

Nous sommes vraiment heureux que Sofia Coppola se demande si oui ou non c'est grave tout ça, mette dans la balance, à gauche le plaisir d'avoir plein de robes gratuites, de piquer du fric et de prendre de la coke, à droite le fait que c'est mal et que le mal c'est mal, et ce faisant, sente s'éveiller en elle, comme quand s'éveille au fond de l'étang un serpent d'eau on voit à la surface quelques ondulations, quelque chose comme un être moral.





Au-delà de cette considération personnelle, nous comprenons bien : elle trouve que, essayer plein de vêtements et voler des bijoux, c'est super grisant, mais, elle trouve que quand même, il y a des limites à ne pas dépasser, comme par exemple, voler les stars, même si elles sont très riches et qu'elles ont vraiment beaucoup de robes, peut-être même trop, mais bon, après tout c'est quand même les leurs, et on ne peut pas espérer éternellement les leur prendre impunément sans passer par une transaction ebay officielle.

D'accord.

Donc ça, c'est l'avis de Sofia Coppola sur ces questions.


Maintenant, comme on ne le lui a pas demandé, cet avis, si elle nous le donne quand même (c'est le contrat de l'art), c'est qu'elle doit essayer, par là, de nous dire quelque chose.



Et là…


Et là non.


Non non.


Non, ben, voilà, donc elle trouve que, tout ça. Ok. 
Mais elle ne veut pas dépasser un peu son sujet, utiliser le fait divers dont elle se sert pour dire quelque chose qui aille au-delà de son expression immédiate, au-delà de la narration directe, "ils sont allés dans cette maison, puis dans telle autre, ils se sont fait arrêter"… ?
Non non.






Alors si. À un moment, on sent que c'est le moment phare du positionnement, de la morale, du discours, quelqu'un dit wow, l'Amérique a toujours eu une fascination un peu perverse pour les Bonnie and Clyde, kind of stuffs. (Le kind of stuffs est de mémoire.)


Donc, l'Amérique a toujours eu une sorte de fascination perverse pour les criminels séduisants…


C'est ton message ?





Délicieux.







- -

Chère Sofia Coppola,

Je n'aime pas dire du mal des gens et ça ne me fait pas plaisir de vous critiquer personnellement. Ça ne m'amuse pas.
Mais votre cinéma porte la marque très forte d'une personnalité critiquable, et en fait un cinéma très critiquable. 
Au-delà de la question des goûts, je ne crois pas que le cinéma soit fait pour faire ce que vous en faites, et je ne crois pas que le monde demande qu'on se positionne de la manière dont vous vous y positionnez.
Je pense que vous devriez vous ouvrir à l'altérité, et que votre cinéma devrait s'ouvrir à l'altérité. 
Si j'étais sûr d'être encore vivant demain je parlerais plus lentement et de manière plus mesurée et plus nuancée, et je mettrais beaucoup de points d'interrogation là où je mets des points d'affirmation, mais comme ce n'est pas sûr il faut aller vite alors je vais le dire vite, je pense que le cinéma c'est l'altérité. Et je pense que le monde c'est l'altérité.

Je ne vous en veux plus pour Marie-Antoinette, mais je pense que vous vous trompez.


Amicalement,

Jérémie