mardi 12 mars 2013

À la merveille


Terrence Malick nous envoie ce que l'on appelle en politique un signal fort : non, quoiqu'il change le rythme de leur production, il n'a pas vraiment l'intention de déroger à son habitude qui consiste à pondre des chefs-d'œuvre comme d'autres font des pâtes.




Comme d'habitude aussi, À la merveille rencontrera dans les salles beaucoup d'incompréhensions, d'agacements, et tout ce qu'il faudra pour ne pas être invité au bal de fin d'année des succès populaires.

D'abord, le fait qu'il intègre à ses questionnements sur le monde et la vie la problématique de la foi, du rapport à Dieu, et qui plus est - grand crime anti-cool - du catholicisme, fera pousser des cris à tous les athées qui considèrent qu'utiliser leur cerveau à autre chose qu'à cracher partout dès lors que la question religieuse entre en scène, serait être en-dessous de leur raison. 
Les Français adorent ça : ils semblent avoir fait un sport national de sombrer dans la vulgarité de pensée la plus nulle à ces moments-là, comme si "évoquer Dieu" ou "évoquer la religion" ou "évoquer la question de la foi" ou "citer des extraits de la Bible" ou "filmer des scènes d'église", tout cela et tout ce qui encore de près ou de loin peut ressembler à se poser deux minutes des questions mettant en scène cette partie-là de la vie des hommes et des pensées, revenait immédiatement à "croire", à "vouloir convertir tout le monde au Christ", à "avoir résolu toutes les questions par une fausse réponse", à "être complètement con", et pourquoi pas, "être pédophile", "facho", "faire du mal aux chats", ou "être pour la destruction de l'Alsace et de la Lorraine".


 


Hélas, mille hélas peuple de France et de Paris intra-muros, on peut être athée et se poser des questions sur la place de Dieu dans la pensée sur l'homme (c'est une manière parmi d'autres de le formuler), on peut être athée et citer des extraits de la Bible ou de la littérature théologique parce qu'ils sont foutrement intéressants pour des tas de raisons qui n'ont rien à voir avec le fait d'y accorder foi ou non, et même, on peut être (j'en connais) catholique et intelligent. On doit donc bien pouvoir être - Français, encore un effort - athée et intelligent aussi.

Et Dieu sait, c'est le cas de le dire, que celui qui écrit ces lignes, pas une seconde de sa vie n'a cru en lui, ni suivi ses commandements dans aucune des langues disponibles ni quelle que soit la couleur de ses lieux de culte.

Simplement, l'attitude qui consiste, dès qu'on prononce le nom de Dieu, à hurler en criant "caca ! caca !", ou tout simplement à répondre "ouais mais Dieu il existe pas, on s'en fout, non ?", ne m'a jamais semblé ouvrir le débat d'une manière particulièrement fertile.




On est tout à fait autorisé à considérer que Dieu n'existe pas ; mais les questions que sa pensée ouvre, elles, existent. Il n'y a pas plus de raison de les extraire de la réflexion humaine, qu'il n'y a de raison d'en extraire la philosophie allemande, la poésie française, la philosophie grecque ou les épopées antiques. Elles font toutes exactement la même chose que la pensée théologique : elles écrivent des fictions qui ouvrent des portes sur des questions.
Et si l'on ne sait pas qu'il y a une pensée théologique, et qu'on croit qu'elle se borne à dire "crois ou je te casse la gueule", eh bien, les librairies existent - des librairies athées, propres -, et on a le droit d'y entrer, et on a le droit de lire les textes : c'est très beau, et très intéressant, et ça ne résout aucune question : ça en pose.




Tout ceci pour dire que Terrence Malick n'est pas prêtre, ne cherche pas à nous faire entrer à l'église, ou croire en Dieu, ou laver nos péchés sur le chemin de la foi. Niet. Rien à voir.
Simplement, Terrence Malick (enfin c'est ce qu'on voit quand on regarde son film) est complètement déchiré par une question terrible dont il cherche une issue partout comme un chien cherche une chienne à travers le désert : la question de la fin de l'amour.




Eh oui. Alors il met en parallèle d'un côté deux personnes qui s'aiment, cette chose merveilleuse de la vie, deux personnes qui s'aiment, qui s'embrassent, qui se serrent dans les bras, qui font l'amour, qui se promènent, qui voyagent ensemble, qui se créent une histoire commune, qui vivent dans le bonheur d'être ensemble, de marcher sur les mêmes chemins qu'éclairent à chaque seconde l'amour qui les y porte… et puis… petit à petit, avec le temps… ces deux personnes vivent le délitement lent, aimant pourtant, de leur relation… ça ne marche plus, ce n'est plus comme avant, ça ne prend plus, et ce qu'ils partagent de plus beau sont les souvenirs communs d'un temps d'avant et qui n'est plus.
C'est triste, parce que ce n'est ni optimiste, ni pessimiste, c'est la vraie vie.

Et d'un autre côté, un prêtre catholique (sale ! sale !), qui officie dans une petite paroisse américaine, ne sent plus Dieu autour de lui comme il l'avait toujours senti, et l'appelle désespérément à revenir en lui, à lui redonner foi en lui. 

Malick, à travers les paroles d'un prêtre, et ses sermons qui reflètent à travers les textes ses propres questions d'émissaire de Dieu en déchéance de foi, utilise donc la métaphore chrétienne du ruisseau, qui évoque l'amour humain, ruisseau destiné à s'assécher, opposé à l'amour divin, source qui jaillit toujours, pour l'éternité.




Absolument pas pour répondre, et dire, ah ben tiens, c'est quand même super, l'amour divin c'est justement ce que je cherchais, soyons donc tous chrétiens pour être heureux. D'abord, parce que le personnage du prêtre montre bien que ce n'est pas si simple, lui dont la foi menace de s'assécher comme un ruisseau humain ; et ensuite, au contraire, l'appel désespéré du film consiste à se demander pourquoi l'amour humain ne parvient pas, malgré tout son amour, à ne pas s'assécher un jour.
L'amour divin n'est pas ici "la réponse" : il est l'image de ce à quoi l'amour humain aimerait tant ressembler - et que l'amour divin aimerait bien être -, cet amour parfait qui jaillit toujours, éternel, qui ne s'éteint jamais, ne se corrompt pas, ne s'abîme pas, ne sort jamais de cette pièce merveilleuse et parfaite qui est celle de son commencement : et au lieu de cela, les couples s'effritent, se cognent au réel, rencontrent des difficultés, et l'amour parfait devient imparfait, et le personnage de la jeune femme se demande - en français dans le film - "pourquoi nous descendons".


Pourquoi nous descendons.
Nous qui aimerions tant ne pas.
Ne jamais. 




Ensuite, autour de l'expression de ce déchirement et de la quête d'une issue et d'un bonheur "quand même", Malick fait un film, comme toujours, porté - et c'est peut-être la réponse - par une passion de l'altérité, qui au long de son œuvre (éclatante dans Le Nouveau Monde) a toujours été la source jaillissante de son cinéma, et se poursuit encore ici : l'altérité, c'est ici l'autre personne (l'homme pour la femme, la femme pour l'homme, mais aussi, drogués, marginaux, laissés-pour-compte d'une société ; croyants et incroyants ; personnes très âgées ; nouveaux-nés) ; l'autre pays : ici la France, autre complet d'une petite ville standard des États-Unis d'Amérique, petite ville qui est elle-même l'autre complet de ce que connaissait l'amie italienne qui y rend visite ; l'autre langue (français, espagnol, italien, dialoguent avec l'anglais et font d'un film polyglotte une polyphonie ouverte aux autres voix du monde) ; l'autre espèce : bisons, chevaux, insectes, et d'autres déjà oubliés dans le flot mouvant du film, ne servent pas du tout de décoration, mais posent comme personnages du monde d'autres corps, d'autres modes d'être, d'autres tailles, d'autres formes, d'autres peaux, d'autres cris, d'autres nourritures, d'autres vies, d'autres rapports entre un être et ce même grand monde dans lequel nous sommes tous jetés, et que nous vivons si différemment ; l'autre règne : règne végétal, arbres, prés, herbes, blés ; eaux ; courants ; vents ; ciels.




Et comme si le film, comme la vie même, ne commençait jamais vraiment, ne s'arrêtait jamais vraiment, le montage superpose des temps, des images, des périodes, des scènes, des plans, des êtres, des eaux, des rencontres, des promenades, des ruptures, des promenades, des arbres, des paroles, des langues, des visites, des baisers, des ruptures, des danses, des baisers, des danses, des courses dans le pré, des marches, des étreintes, des êtres, des autres, des eaux, des passages…
Et ainsi se construit la vie, et ainsi se font les amours, et ainsi se défont les amours, et ainsi se poursuit la réalité, dans ce frottement permanent du sentiment et du devenir, de l'histoire et du sentiment, des paroles échangées et des malentendus, du désir de s'aimer et des coups du réel, du combat dans le réel et de l'amour qui se trouve, se cherche, se perd, se retrouve, se questionne, ne sait plus son nom ni sa forme mais continue le voyage à travers ses propres visages et les visages changeants du monde.





Malick est passionné par le monde, fasciné par sa diversité, par sa variété, amoureux de sa beauté vivante, finie et infinie, de sa différence intrinsèque, de ce que le monde n'est pas le même monde pour toi et lui, ici ou là, à cet endroit et à cet autre.
Alors au lieu d'asséner une réponse, un avis, un "moi je pense que", il passe son temps à le filmer dans sa variété, dans sa fabuleuse existence, à documenter sa différence, sa multiplicité : et au-delà du sens littéral du titre, car c'est le nom de l'abbaye qui orne le Mont Saint-Michel et que les deux amoureux visitent, le film de Malick, comme tout son cinéma, s'affirme encore, simultanément au déchirement face aux chemins sans issue des amours humaines, et des amours tout court, destinées à se perdre et à regretter le paradis perdu de leur passé scintillant et resté en arrière, se donne comme une ode - magnifique, continue, heureuse et source de bonheur -, "à la merveille" : et la merveille, c'est le monde, c'est cette réalité, c'est l'altérité intrinsèque, et toujours ouverte, de ce monde qui est à la fois ce qui tue l'amour - parce qu'on vit dans le temps, parce qu'on regarde autour, parce qu'on ne s'entend plus - et ce qui le fait renaître en permanence.





lundi 4 mars 2013

La fin du Paradis : D'un malentendu total sur la perfection numérique



En ce moment passe au cinéma la version numériquement restaurée du film de Michael Cimino, Heaven's Gate, restauration qui m'a donné l'occasion, hier soir, à la fois d'aller le voir, et de me voir confirmer une ultime fois mon soupçon de fond sur la "perfection" numérique, et pour le dire en un mot, sur la possibilité, ou non, d'en faire du cinéma.

La réponse est non.




Quant au film, d'abord, évidemment c'est un beau film, qu'on aimerait aimer plus, pour l'affection spontanée que l'on porte à Michael Cimino, à son parcours d'artiste maudit ou dit maudit, ou en tout cas d'artiste singulier, porté par ses croyances (humaines, cinématographiques), plus que par l'opportunisme professionnel, et aussi, pour cet extrait d'interview de lui : Vous savez, John Ford a dit une chose que j'ai toujours gardée à l'esprit. Les trois meilleurs sujets pour une caméra sont : des chevaux au galop, des couples en train de danser et des montagnes.




Riche de danses tournantes, de galops fusants, de montagnes patientes, La Porte du Paradis s'attache parmi cet univers sanglant et musical à montrer que l'institution des États-Unis sur le nouveau continent ne s'est pas seulement assise sur le massacre des "native Americans" - ceux qu'on appelle ici les Indiens d'Amérique -, mais qu'une fois cela fait, une fois que les riches colons s'étaient emparés des grandes terres, de l'argent, des postes de pouvoir, des accointances avec les décisionnaires politiques, elle s'est appuyée, aussi, dans un climat de "rapidité" politique (une surprenante proximité de communication entre une association de gros éleveurs d'un petit comté et le président de tous les États), et de "rapidité" meurtrière - une autorisation au meurtre, légale ou personnelle, qui ne prend qu'un instant dans un monde en plein devenir, traversé par une poignée de lois qui n'en sont pas encore au code, à la direction des comportements, et laissent partout des failles où vient se glisser la sauvagerie -, elle s'est appuyée, aussi, dans un second temps, sur le refus par la force et par le sang des colons nouveaux, pauvres en quête d'une vie, notamment émigrants russes, et allemands, violentés, battus en pleine rue, ou, c'est le pivot du film, tués de droit.




L'Amérique offre donc le saisissant raccourci de toute Histoire qui se respecte : des hommes arrivent quelque part, tuent les hommes qui y vivaient, prennent le pouvoir et la richesse, font les lois en leur faveur, et maintiennent leur domination par ces lois et en tuant les autres hommes qui voudraient y venir et y vivre. 

Et dans ce grand cercle un plus petit cercle, raccourci de relations humaines : deux hommes ennemis aiment une même femme, qui les aime un peu tous deux, et est un peu à tout le monde, alors des cadeaux se font, des mariages se proposent, mais, aussi, les autres hommes, ceux qui ne connaissent pas l'amour, comme ils ne sont pas du côté du bien, vont préférer lui faire du mal.



 
On suppose donc en allant voir ce fameux film se rendre à un moment de fresque épique, finalement c'est une proposition beaucoup plus humble qui nous est faite, et par contrecoup plus risquée, où se mêle à une passion documentaire - sur les coutumes de vie, les populations, les loisirs, les méthodes de travail, de construction, les ficelles administratives, les comités, la vie d'une petite gare, le commerce des armes, des tissus, des corps de femmes -, le désir de nous faire entrer dans des pans entiers de moments, de temps, de scènes, où somme toute, sur le plan dramatique, il ne se passe rien.
On mange une tarte, elle est bonne, on va dans la chambre, on se met tout nus, on se relève, on s'offre des cadeaux, on met ses bottes, on retire ses bottes, on danse on tourne… Comme la vie réelle, le film de Cimino prend le parti de ne pas prendre, à chaque seconde, de tournant décisif, mais d'être aussi de temps semi-vides, où la vie passe tranquille dans sa normalité : quoiqu'ici sa normalité soit notre exotisme, notre anachronisme, elle correspond, aussi, à un certain quotidien, celui d'une nation en devenir, celui d'un ou deux couples et de quelques familles, et nous devenons, pour quelques heures, leur voisin ou leur témoin.




Jusqu'à un notable point de ressemblance avec la vraie vie, qui est que la parole ne sert un peu à rien, et se répète identique : Averill dit à Ella, des hommes vont venir et ils vont vouloir te tuer, tu dois partir ; Ella ne souhaite pas vraiment partir. Averill dit : d'accord, mais vraiment, tu dois partir. Ella ne souhaite pas vraiment partir. Plus tard, entre deux tartes, Averill dit à Ella (sans développer plus son argumentaire) : écoute, Ella, tu dois vraiment partir. Ella (sans s'expliquer plus avant) ne souhaite pas vraiment décoller. Vingt minutes plus tard, au détour d'un plat chaud, Averill revient à la charge : Ella, je suis navré d'insister, il faut vraiment vraiment que tu partes. Sans plus de manières, Ella décline l'invitation.
Le pacte fictionnel d'une utilité ou d'une efficacité de la parole, sa capacité à faire tournant dans les lignes du drame et de l'histoire, est parfaitement évaporé au profit réaliste d'une répétition vide, inefficace, d'essais ratés, de stagnations des situations, des mentalités, tant que quelque chose de soudain réellement tragique - un viol, un meurtre, la défiguration du père maire - ne vient pas servir de révélateur violent à ce dont on prévenait depuis le début que ça allait arriver, et qui finit par arriver.

Ainsi ce film, par ailleurs long par la durée (3 h 40), dans une sorte de mise en abyme avec son médium qui est le cinéma, ou tout simplement de concordance, s'appuie-t-il essentiellement sur une donnée fondamentale, sur un acteur majeur, dans le drame et dans la matière : le temps.





Petit moment de vérité : l'essence du cinématographe, ce n'est pas l'image ; le cinéma, ce n'est pas, ce n'est absolument pas, ce n'est en aucune manière, ce n'est à aucun moment, ce n'est d'aucune sorte : de la photographie plus du temps.
(D'ailleurs, techniquement, ça n'aurait aucun sens : essayez d'ajouter du temps à une photographie, et appelons-nous quand ça marchera.)

L'essence du cinéma, si l'on peut dire "de l'intérieur", c'est le temps. La donnée fondamentale, ce n'est pas l'image, c'est le temps ; l'image vient habiller le temps, l'image permet le temps car c'est par elle qu'il passe, très bien, mais c'est elle qui est au service du lui, et absolument pas, lui qui serait ajouté à elle.


Si vous le saviez déjà, c'est bien ; si vous ne le saviez pas et que ça vous va, c'est bien ; si vous ne le saviez pas et que vous n'êtes pas d'accord, c'est tant pis car j'ai des choses à faire cet après-midi. 

  




Donc, le temps.
Et c'est là que le bât numérique blesse.

Le bât numérique blesse de deux manières : l'une, presque superficielle, c'est l'image ; il se trouve que l'on peut trouver - j'incline généralement à penser de cette manière, mais les contre-exemples existent, et surtout, avec un peu de chance, l'avenir - que de manière générale, l'image numérique manque d'âme, voire n'en a pas du tout, et que sous son piqué archi-précis et toujours découpé en de plus petits carrés, gît une absence de vie qu'aucun pixel de plus ne semble parvenir à rattraper, comme qui se tournerait du mauvais côté, et chercherait vainement le chaud dans la glace.
L'image numérique, telle qu'elle se pratique majoritairement, procède d'une uniformisation de tout, d'un aplatissement, et transforme toute vie, tout désir de saisir la vie, en l'illusion que des millions de pixels plus nombreux, et des capacités de stockage plus grandes des informations visuelles, vont donner du souffle, de la qualité, une âme, alors qu'ils ajouteront seulement de la quantité, du data, de la capacité à zoomer sur des détails plus minuscules, au sein d'un ensemble toujours mort, quoique mécaniquement bougeant.

Et beaucoup de personnes qui ont aimé des films, aimé aller au cinéma, aimé l'image des projecteurs, aimé les couleurs, aimé la chaleur, portent aujourd'hui, comme je le fais personnellement, un certain deuil, et entrent au cinéma, aujourd'hui, comme ils reverraient une ancienne amante, qui n'a plus son charme ni sa chaleur, et couvre cette absence par plus de maquillage et des toilettes plus chères.




L'amante, la belle, celle qu'on aimait, et qui n'a rien à voir avec la nostalgie, c'est la pellicule, c'est la pellicule projetée, c'est ce monde qui a fini comme un peuple qui meurt dans l'indifférence et l'oubli immédiat de ce qu'il aura été, et c'est la chaleur de la pellicule, et c'est la couleur de la pellicule, c'est l'enregistrement analogique, la projection analogique, la création analogique et la diffusion analogique d'une vie analogique, et non pas numérique.




À une économie créative de "l'enregistrement" - via l'analogique -, s'est substituée une économie créative de la "conversion" - en données numériques - : et au lieu que les appareils soient utilisés à fin de "saisir", d'enregistrer le réel, pour en faire de l'art, ils ont désormais pour fonction de l'atomiser en pixels pour le faire réapparaître, comme par télétransportation, dans le computer et dans l'écran : tout y tend à l'identique, sinon que quelque chose n'a pas passé les mailles du filet numérique, n'a pas été attrapé, est resté de l'autre côté : et ce quelque chose, c'est la vie.

Ensuite, des tombereaux d'artifices en post-production chercheront à rattraper ce trou glacé au sein de la matière, mais aucun vêtement ne remplace une âme, aucun maquillage post-mortem ne fera revivre le cœur de celui, de celle, qui est étendue, inanimée, sur la table de montage.





Il est certain qu'aucun objet numérique ne possèdera la chaleur de cet art fabuleux qui aura eu lieu pendant un peu plus d'un siècle, cependant il est probable que des artistes nouveaux viendront, et réussiront, sur la base de cet outil ingrat, à faire, non pas forcément du cinéma, mais quelque chose d'autre, que nous ne prévoyons pas encore, et qui aura, sans doute, des qualités imprévisibles.

Mais il est probable, oui, que ce ne sera pas du cinéma, parce que dans le basculement numérique, ce n'est pas seulement que la vie s'efface, que l'âme de la vie disparaît dans la conversion en données, c'est que l'âme même du cinéma, c'est-à-dire le temps, y est comme empêché de naître. 





Qu'est-ce que cela signifie ? 

C'est précisément dans la réponse à cette question que la restauration numérique de Heaven's Gate m'a permis de voir confirmée, par l'exemple, l'intuition quasi-formulée qui me taraudait depuis longtemps.

En effet, sorti il y a trente ans, bien avant que le loup numérique n'entre dans la bergerie cinématographique, et restauré aujourd'hui, la patte du loup sur la souris, il offre l'exemple éclatant de ce qui meurt dans le numérique, par le numérique. 
(Et c'est bien la faute de l'outil, non des hommes, car Cimino lui-même, qu'on ne saurait accuser de n'être pas à la hauteur de Cimino, a supervisé la restauration.)




Pourquoi le temps serait-il empêché de naître, sous prétexte qu'il y a numérique ?

D'abord, pour ce qui concerne ce film, 3 h 40, finalement, ça commence à faire une sacrée masse de temps, non ? Et il y a toujours du montage, du rythme, des accélérations et des ralentissements, des plans courts et des plans longs, des travellings, et tout ce qu'on veut pour faire du temps, n'est-ce pas ?

Certes.

Alors qu'est-ce qui manque ?

Eh bien c'est très simple, c'est si simple qu'il aura fallu une certaine fréquentation des films, longue et lente, quotidienne, tranquille, pour que l'idée en monte, doucement, imperceptiblement, jusqu'à apparaître comme ce que c'est, une évidence. 


 

En novembre 2011, les Cahiers du Cinéma publiaient un dossier intitulé "Adieu 35 : La révolution numérique est terminée", prenant acte de la fin de la pellicule 35 mm et de l'entrée dans l'ère de la projection numérique systématisée, et tâchant de faire le tri dans les implications et les enjeux, esthétiques et cinématographiques, de ce passage historique d'une technique à une autre.

Stéphane Delorme, dans l'article "Les fantasmes du numérique", y évoquait le numéro 79 de la revue Trafic, et plus précisément un article de D. N. Rodowick, "L'événement numérique", extrait de son livre de 2007 The virtual life of film, qui repart d'une intuition de Babette Mangolte selon laquelle le numérique est "incapable de construire, de donner à ressentir le temps qui passe". Assertion curieuse, écrit Delorme, qui lui donne l'occasion de s'en demander la raison, mais de ne pas souhaiter valider complètement ce qu'il ne ressent pas. 

À la lecture de cet article, de cette "assertion curieuse", qui pour ma part correspondait parfaitement à ce que je ressentais, quoique je n'en aie jamais vraiment alors déchiffré la raison, je n'avais pu m'empêcher de répondre : certes, on ne sait pas très bien pourquoi, on ne comprend pas à quoi ça tient, et pourtant, c'est un fait : le numérique, aussi "curieux" que cela paraisse, est bel et bien "incapable de construire, de donner à ressentir le temps qui passe".
Chose qui m'embêtait fortement, et chargeait le numérique d'un poids de reproche à peu près sans issue, comme si l'on disait d'une nouvelle condition technique d'existence de la musique : certes, mais elle ne permet pas d'entendre le son.





Continuer à voir des films, à y songer, et comme un point final (ouvert), le Cimino hier soir, a fini par y apporter la réponse très simple.

Si le temps est l'essence du cinéma, et l'image, son aide, son hôte, si la perte de la vie de l'image est le problème presque superficiel du cinéma numérique, et que l'absence de temps en est donc le problème essentiel, il s'avère, en fait, que le second est la conséquence du premier, que le temps disparaît dans la disparition de ce qui faisait l'image dans l'ère analogique, et dans sa transformation en cette autre chose, à tendance parfaite, et inanimée, vers quoi le cinéma s'est tourné, et dans quoi il s'est perdu.

Il ne s'agit pas de dire, pour faire formule, que la perte de la vie a fait perdre le temps, car si l'idée peut fonctionner comme métaphore, elle n'explique rien du rapport, pour ainsi dire, entre le changement technique et le changement poétique.

La raison très simple est que le numérique, en déplaçant les enjeux de l'image du côté d'une quête de la perfection, exprimée dans des termes quantitatifs (quantité de données, resserrage et augmentation du découpage d'un même millimètre carré d'écran), mais aussi dans des termes pernicieux de pureté, autrement nommée l'absence de défauts ("The Criterion Collection a effectué des travaux supplémentaires pour corriger les couleurs et supprimer complètement les poussières et rayures"), a modifié sans s'en rendre compte un certain rapport à la surface, aux surfaces au sein de l'image, aux surfaces mêlées dont est faite l'image, et que dans le perfectionnement des surfaces - "perfectionnement" selon des critères qu'il aurait fallu, en fait, ne pas suivre -, s'est jouée la disparition du temps, c'est-à-dire, plus précisément, l'abolition de la possibilité de "donner à ressentir le temps qui passe".




Dans le cinéma analogique, aucune surface n'est parfaite ; et d'ailleurs, rien n'est parfait ; un vêtement, un ciel, un visage, granule, tremble, se raye ; même dans les copies en parfait état, même dans les meilleures conditions de projection, ça n'est pas parfait, le film se tient toujours dans une sorte de tension, toujours légèrement défectueuse, inachevée, à une version parfaite de lui-même, qui n'arrivera pas, parce que la technique l'empêche ; et aussi, peut-être, parce qu'il sait que ce n'est pas son but.
Alors résultat, ça tremble ; ça ondule un peu ; ça granule ; outre le mouvement des images, les déplacements de la caméra, des acteurs, des actrices, des corps, des villes, juxtaposé à tout, s'insère, intrinsèquement inclus dans tout moment du film, dans toute sa matière, dans toute son image, comme dans sa peau même avant le moindre mouvement ou le moindre habillage, un tremblement : tremblement léger du visible, imperceptible ou presque, légère imperfection, par laquelle une surface ne parvient jamais à se constituer entièrement comme surface, comme planéité finie, mais au contraire, se révèle comme le pointillement continu de points de visible, le tremblement constant, instant après instant, de bleus, de gris, de blancs, de rouges, de bruns, de jaunes, qui ne se fixent jamais, mais au contraire, traversés de nuances, de bruits, d'une oscillation intrinsèque, ne cessent jamais, même légèrement, même à peine, de vibrer.
Et avant le montage, avant le rythme, avant le découpage, avant le travelling, et fût-ce dans un plan fixe sur une scène fixe dans une heure fixe, cette vibration, qui est constitutive de l'image même du cinéma, est le point d'existence par où le temps, le passage du temps, et le sentiment du passage du temps, ne cesse jamais d'apparaître, merveilleusement.

Le même plan fixe, d'une même scène fixe, à une heure fixe, au lieu d'un film ou d'un plan de film, d'un passage du temps dans l'image, devient, s'il est filmé en numérique, si la vibration est gommée, très exactement une photographie, regardée longtemps.
Ce qui n'est, absolument pas, du cinéma.

Mais la technique numérique, comme un musicien virtuose et sourd, s'emploie férocement à gommer les imperfections, les tremblements, le tremblement des surfaces, la vibration, tout le mouvement intrinsèque des choses, des images, au profit d'un lisse, d'un immaculé, qui aplatit tout le visible en une photographie parfaite, dite parfaite, et en effaçant cette hésitation continue de l'image entre le point et la surface, aplatit le temps, et réduit les films à des successions de photographies changeantes, qui se déplacent vides dans l'absence de temps. 




Le pixel aurait pu remplacer le point, peut-être ; mais pour deux raisons il ne le fera pas : la première, d'intention, est que le but du pixel est de ne pas être visible, de se noyer dans la surface, donc d'une part, on ne souhaite pas que le pixel tienne le rôle que le point tenait avant lui ; d'autre part, le pixel porte en lui un péché capital dont il ne se défera jamais : c'est qu'il est carré. Et la vibration pixellique, qui s'appelle pixellisation, n'a pas l'espérance une seconde d'en disputer en beauté, ni en présence, à la vibration cinématographique.

Enfin pour une troisième raison le pixel ne saurait être convoqué comme égal du point ou de la vibration, du tremblement : c'est que sur une image où sont visibles les pixels, les lignes horizontales et verticales de ces carrés se substituent aux contours et lignes de l'image que l'on aurait voulu avoir (un vase, un corps, un paysage), et ils l'empêchent, ils refusent à ce corps la présence dans l'image, au profit de carrés par où on l'aperçoit, mais où on ne pourra pas, pleinement, le voir. 
C'est que le numérique procède par la question de la "définition", et que pour "réussir à voir", il faut avoir une "bonne définition", sans quoi le visible se transforme en cubes, comme passé au crible d'un kaléidoscope sans merveilleux.

À l'inverse, le grain de l'image analogique n'empêche pas de voir : il offre une nouvelle matière au visible. 
Nous voyons un corps, une plage, une rue ; mais nous ne le voyons plus fait de corps, de plage, de rue : nous le voyons fait d'une vibration colorée, d'un temps qui s'incarne dans des entrelacs de vibrations, de grains, et le corps est fait de tremblement, sa surface même, sa matière même, n'est plus la chair, c'est la vibration, lors même que dans ses lignes et ses contours, dans ses formes, il est pleinement visible comme corps.
Le cinéma analogique - que j'appelle, pour ma part, cinéma - est donc cet espace merveilleux qui offre aux choses filmées cette métamorphose splendide, de les transformer en un temps tremblant, en image mouvante, en une vibration inextinguible, lumineuse et inattrapable : prodigieux résultat de la métamorphose, par le cinéma, du réel en art, de la vie en cinéma, que rien n'enferme ni n'étouffe, et qui continue d'affirmer, seconde après seconde, sa liberté et sa magie.




Face à ce miracle, que les éblouissements et les contraintes de la technique analogique d'enregistrement et de projection préservaient comme un trésor, la vision, hier, des surfaces aplaties et du temps aplani, dont le sentiment du passage s'éteint comme une flamme qu'on étouffe dans le verre, du film de Cimino, dans sa version parfaite, éteinte, à la vibration abolie dans un geste d'acharnement vers un prétendu mieux qui est la fin de toute l'imperfection qui est la condition et la signature de la vie, donnait à contempler, non sans tristesse ni inquiétude, l'incapacité du numérique à faire sentir le temps qui passe dans une seconde, dans un instant, réduisant l'expérience temporelle à celle de la durée du film, et au-delà de cette incapacité, sa capacité, hélas, à vider de son âme même une œuvre qui, pourtant, en avait eu une.

Des artistes nouveaux surgiront sans doute, qui utiliseront le numérique comme un outil formidable de création et d'invention, oui : mais de création et d'invention d'autre chose que cet art né il y a cent ans et à quoi il prétend, pour l'heure, par confusion, illusoirement, être employé.

Quant au cinématographe, on le croise encore, comme une ancienne amante, belle, toujours belle, éternellement belle, et l'on se demande, dans ce monde nouveau dont elle semble appelée à ne faire plus partie, comment lui dire adieu.














-
 Michael Ciminio, Heaven's Gate (La Porte du Paradis), 1980
Fritz Lang, Metropolis, 1927
Jean Renoir, La Petite Marchande d'allumettes, 1928