mardi 10 mars 2015

Santours



- 26 février 2015 -

Dans la rame, le monsieur jouait du santour. Le santour, c'est cet instrument moyen-oriental qui ressemble un peu à une cithare, quand on ne connaît pas bien la différence entre un santour et une cithare ; peut-être turc, peut-être iranien, je ne sais pas ; j'ai envie de dire "perse", mais va savoir ; je suppose que c'est comme le houmous, ça vient d'un peu partout ; ça se joue avec deux baguettes en bois qui viennent frapper les cordes horizontales, comme une sorte de piano qui se porte, se pose sur une table ou se porte en sangle, avec des harmonies qui ne sont pas celles du piano qu'on trouve dans les maisons de France. Certains jouent du santour sans grande subtilité, mélangeant comme on sait des fragments de Lettre à Élise avec des refrains de Dalida, ils tapent sur les cordes comme ils peuvent, s'en fichant un peu à vrai dire, parce qu'il faut bien gagner trois francs, et que ça reste un des possibles. Lui non, il jouait d'une grande douceur, ça passait du doux au plus fort avec beaucoup de naturel, de subtilité, on sentait, en un mot, que c'était vraiment un musicien. Peut-être même, me suis-je dit, c'est sans doute un très bon musicien de santour, quelqu'un qui dans son pays, que je ne connais toujours pas, est considéré comme un très bon musicien de santour, qu'on respecte pour ça, qu'on félicite, qu'on remercie ; qui ici, en France, vend ça pour trois francs dans une rame puis l'autre du métro, de la ligne 8, en espérant qu'on l'entende, en espérant qu'il ait trois francs. Après avoir joué il est passé, je lui ai souri désolé en disant j'ai pas ; je le savais, j'avais eu 75 centimes de monnaie dans ma poche, que j'avais filé deux heures avant à un pépé fini qui vendait un journal à la gare Saint-Lazare, qui ne m'avait pas vu, avait pris ses 75 centimes, les avait comptés, alors pour lui, pour le joueur de santour, je ne les avais plus. Il a dit quelque chose en me souriant désolé, il a fait son petit tour auprès des autres, à peine du regard, ça n'intéressait personne, il l'avait vite vu, on s'est re-regardé, je lui ai re-souri, en souriant aussi il m'a dit : "Je suis triste. Bonne soirée."

À la station suivante je suis sorti du métro ; tandis que je passais les portes, arrivait au tourniquet une très belle jeune fille ; l'ayant regardée approcher je me demandais si c'était ou non **, que je connaissais, mais n'avais pas vue depuis longtemps. Quand elle est arrivée à ma hauteur, bataillant un petit peu pour faire accepter au tourniquet son pass navigo à travers son sac, je l'ai appelée du nom de celle que je connais, interrogativement ; elle ne m'a pas entendu je crois, je ne l'ai pas dit fort ; le temps de supposer qu'elle n'avait pas dû m'entendre j'avais continué de la regarder en attendant qu'elle me réponde, ou pas, et j'ai pu me dire que ce n'était pas celle que je connaissais ; qui est encore plus belle, extrêmement, vraiment ; c'est incroyable. Je suis sorti et il pleuvait. Une vraie pluie, une qui va durer jusqu'à ce qu'elle en ait assez, qu'elle ait bien dit tout ce qu'elle avait à dire, qu'elle ait bien plu, bien duré, bien mouillé tout le monde. Il n'y a rien dans ce monde qui soit plus beau que les jolies filles qui sont vivantes, il n'y a rien. Ceux qui ne comprennent pas ça ou qui continuent de dire autre chose, comme si on le savait bien mais qu'en même temps on allait quand même dire autre chose, n'ont rien compris à rien. Ce n'est pas autre chose qu'il faut dire, c'est ça. J'ai marché vers chez moi et dans un restaurant industriel un tout petit yorkshire minuscule, avec un tout petit morceau de cuir pour couvrir son dos, se levait pattes avant sur les pieds de la table, remuant frétillant très fort dans l'espérance surexcitée d'avoir un morceau de moule, un morceau de frite, un morceau de bifteck.

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